Béni Mellal-Khénifra : le cœur oublié du Maroc


Par Rachid Boufous

Béni Mellal-Khénifra, une région qui devrait être le cœur battant du Maroc, un carrefour de montagnes, de plaines et de vallées fertiles, une terre où l’eau, les cultures et l’histoire se croisent, demeure aujourd’hui un cœur fatigué, qui bat au ralenti, oublié par les grandes dynamiques nationales. C’est une terre d’exil intérieur, de jeunesse frustrée, d’agriculteurs à bout de souffle, de femmes réduites à l’ombre et de villages suspendus entre tradition et abandon.



Dans ce territoire qui s’étend des cimes enneigées du Moyen Atlas aux vastes plaines du Tadla, la beauté des paysages contraste avec la dureté des vies.

La région compte environ 2,5 millions d’habitants, soit près de 7 % de la population du pays, mais elle ne génère qu’une part marginale du PIB national. Le chômage y avoisine 17 %, un chiffre déjà supérieur à la moyenne marocaine, mais il atteint plus de 35 % chez les jeunes diplômés urbains. Dans les villes moyennes comme Béni Mellal, Khouribga ou Khénifra, les cafés regorgent d’étudiants diplômés en économie, en droit ou en lettres, qui passent des journées entières à attendre un hypothétique concours de la fonction publique. Chaque année, les universités et instituts de la région produisent plusieurs milliers de diplômés, mais l’économie locale ne peut absorber que quelques centaines d’entre eux. Le reste s’accroche à l’exil, vers Casablanca, Rabat ou l’étranger, souvent sans retour.

La pauvreté frappe ici plus durement que la moyenne nationale.

En 2014, plus de 14 % de la population vivait sous le seuil de pauvreté monétaire. Huit ans plus tard, ce chiffre est descendu à 11 %, mais reste bien au-dessus de la moyenne du pays. Dans les zones montagneuses de Khénifra ou d’Azilal, la pauvreté multidimensionnelle dépasse 25 %. L’analphabétisme touche encore près de 40 % des adultes, et plus de la moitié des femmes rurales. Dans certains douars enclavés, les écoles primaires ferment l’hiver faute de routes praticables, et des enfants marchent encore deux heures par jour pour rejoindre leur classe. Trop souvent, la scolarité s’arrête brutalement au collège, surtout pour les filles, dont une sur deux abandonne avant 15 ans.
 
Et pourtant, Béni Mellal-Khénifra est une terre bénie des dieux. C’est l’un des premiers bassins agricoles du pays : les plaines du Tadla produisent des dizaines de milliers de tonnes de betterave sucrière, de blé, d’olives, de grenades et d’agrumes. Les barrages Bin El Ouidane et Ahmed El Hansali irriguent plus de 100.000 hectares, mais cette richesse se révèle trompeuse. L’eau est mal répartie, accaparée par quelques grands exploitants, tandis que des milliers de petits agriculteurs dépendent encore de pluies de plus en plus capricieuses.

La sécheresse, qui frappe régulièrement, ruine des récoltes entières et pousse les familles à l’endettement. Les coopératives de jeunes agriculteurs, montées avec enthousiasme, survivent rarement au-delà de quelques années, étranglées par le manque d’accompagnement et de débouchés. La terre nourrit, mais elle enferme aussi.

La santé illustre encore plus cruellement l’abandon.

Dans toute la région, on compte moins d’un médecin pour 2.000 habitants, et un seul hôpital universitaire, celui de Béni Mellal, dont les 700 lits sont saturés en permanence. Les malades d’Azilal ou de Khénifra doivent parcourir 200 kilomètres pour une opération chirurgicale. Les femmes enceintes affrontent la peur du voyage : une hémorragie ou une complication peut être fatale avant d’atteindre l’hôpital. Les médecins qui s’installent dans les centres urbains vivent le paradoxe d’être débordés par des files d’attente interminables, tandis que les campagnes restent désertées par les soignants. Le collectif des patients partage la même détresse : attendre, espérer, subir.
 
Khouribga, capitale du phosphate, raconte une autre histoire d’espérances brisées. Le minerai extrait alimente l’économie nationale, enrichit les caisses de l’État et fait du Maroc un géant mondial de l’engrais. Mais la ville, elle, demeure grise, marquée par des quartiers ouvriers délabrés, par des cités dortoirs sans horizon. Les anciens mineurs vivent de maigres pensions, les jeunes errent dans les rues, et la richesse souterraine semble s’être évaporée ailleurs. La reconversion économique promise reste un mirage : l’industrialisation locale n’a jamais pris l’ampleur attendue, et les entreprises créées peinent à survivre face au manque d’infrastructures et de formation adaptée.

Dans la montagne, la situation est tout aussi dure. À Khénifra, l’hiver isole encore des dizaines de villages. Les routes coupées par la neige rappellent aux habitants leur marginalisation.

Les enfants marchent dans le froid pour rejoindre des écoles parfois sans chauffage, les femmes accouchent à domicile, les personnes âgées meurent sans soins. L’État semble loin, inaccessible, lointain. Les enseignants, médecins, fonctionnaires affectés dans ces zones parlent souvent de mission impossible, tant les conditions de travail sont rudes et le soutien institutionnel faible.
 
Le tourisme, qui devrait être un levier, reste embryonnaire. Béni Mellal, avec ses cascades d’Ouzoud, ses montagnes et ses lacs, attire des visiteurs, mais l’offre hôtelière est insuffisante, le marketing inexistant, l’intégration avec l’économie locale limitée. Bin El Ouidane, joyau naturel, reste sous-exploité, réduit à quelques hôtels isolés et à des projets privés sans coordination. Les villages alentour ne bénéficient pas de cette manne potentielle. Le contraste est saisissant : un patrimoine naturel qui pourrait rivaliser avec les Alpes ou l’Atlas central, mais qui végète faute de stratégie.

Les jeunes, collectivement, forment la génération perdue de Béni Mellal-Khénifra. Ils sont instruits, connectés, ambitieux, mais enfermés dans un horizon trop étroit.

Le chômage massif les pousse vers l’exode : chaque année, des milliers partent vers les grandes villes ou vers l’Europe. Les villages se vident, les cafés des villes grossissent. La migration devient un projet familial, une obsession, parfois une tragédie. Les transferts de la diaspora représentent un apport vital : plus de 6 milliards de dirhams par an, de quoi faire vivre des milliers de foyers, construire des maisons, financer des mariages. Mais ce flux est aussi une dépendance qui enferme la région dans l’attente et l’absence.
 
Et pourtant, tout est là. L’eau des barrages, les terres fertiles, les phosphates, les paysages, la jeunesse. Mais tout manque aussi : l’encadrement, la planification, la vision. La région reste coincée entre ses potentialités et ses échecs. Elle donne au pays ses fruits, son sucre, son blé, son phosphate, mais elle ne reçoit en retour que peu d’infrastructures, peu de services, peu d’investissements pérennes.
 
Le paradoxe est immense : un cœur qui bat, mais qui bat au ralenti. Béni Mellal-Khénifra pourrait être un moteur du Maroc, mais elle est devenue son ventre creux. Les villes survivent, les campagnes s’épuisent, les montagnes résistent dans le silence. Les habitants, eux, continuent de se battre, de cultiver, d’enseigner, de soigner, de croire. Mais ils savent que, sans un sursaut, ce cœur oublié continuera de s’affaiblir.

Il est encore temps de redonner vie à ce territoire.

Investir dans trois hôpitaux provinciaux modernes pour sauver des vies, généraliser le préscolaire pour préparer l’avenir, créer des internats de jeunes filles pour briser le cercle de l’abandon scolaire, développer un tourisme intégré et durable autour de Bin El Ouidane, Ouzoud et Khénifra, soutenir réellement les petits agriculteurs par la formation, l’irrigation et la mise en marché. Réinventer Khouribga comme un pôle industriel et non plus seulement minier. Faire de Béni Mellal-Khénifra non plus un fournisseur oublié, mais un acteur central du Maroc de demain.
 
Ce jour-là alors, la région de Béni Mellal-Khénifra cessera d’être un ventre creux. Elle redeviendra ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être : le cœur vivant, fort et fier d’un Maroc réconcilié avec lui-même.
 


Mardi 30 Septembre 2025

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