Bernard Stiegler et moi : un hommage croisé sur l’IA et le numérique, entre le Maroc et la France

Par Dr Az-Eddine Bennani


Rédigé par Dr Az-Eddine Bennani



Un compagnonnage académique et humain

De 1996 à 2020, j’ai eu l’honneur de côtoyer Bernard Stiegler à l’Université de Technologie de Compiègne (UTC), dans le département Technologie et Sciences de l’Homme et au sein du laboratoire COSTECH, qu’il avait fondé en 1993. Nos bureaux, nos cours, nos recherches, mais aussi nos trajets communs en train entre Compiègne et Paris, furent le théâtre de discussions passionnées sur le numérique et l’intelligence artificielle.

Nos profils étaient différents mais complémentaires. Bernard, philosophe autodidacte devenu professeur, inscrivait la technique dans une histoire longue de l’humanité : mémoire, organologie, pharmakon. Moi, ingénieur en informatique, économiste et professeur de management, j’apportais une lecture systémique, stratégique et organisationnelle des technologies.

Là où il déployait une profondeur critique, je proposais une lecture pragmatique des infrastructures, des modèles économiques et des impacts managériaux. Ces différences n’étaient pas des distances : elles étaient complémentaires.

L’exemple marocain de Témara

Dans l’un de ses livres, Bernard Stiegler rapporte une scène marocaine qui l’a profondément marquée. Au cours d’un séjour dans les années 1980, il découvre à Témara, près de Rabat, une multitude de paraboles de télévision accrochées aux toits. Cette vision l’a frappé comme une véritable parabole, au sens philosophique : une image du basculement des sociétés vers la consommation de flux audiovisuels mondialisés.

Pour lui, ces paraboles incarnaient à la fois l’ouverture au monde et la menace d’une prolétarisation culturelle, où l’accès massif aux images ne s’accompagnait pas d’une appropriation critique. C’était déjà une illustration concrète de ce qu’il appellera plus tard la pharmacologie du numérique : un remède autant qu’un poison, selon l’usage et le cadre dans lequel la technique est intégrée.

Ce qu’il aurait dit aujourd’hui

Face à l’enthousiasme médiatique autour de l’IA générative, Bernard aurait sans doute dénoncé la fascination aveugle et la capture marketing. Il aurait rappelé que l’automatisation n’est pas seulement une promesse d’efficacité, mais aussi une menace pour l’esprit si elle appauvrit le savoir et détourne l’attention.

Il aurait parlé de prolétarisation cognitive pour qualifier l’usage passif de ChatGPT et de ses semblables : lorsque l’on consomme des réponses toutes faites sans effort critique, on perd peu à peu la faculté de penser par soi-même. Mais il aurait aussi vu dans l’IA une opportunité : un outil contributif, capable de renforcer l’intelligence collective, à condition d’une gouvernance culturelle, éducative et politique appropriée.

Ma propre vision

Dans mes écrits récents sur l’IA au Maroc, j’ai insisté sur trois axes : souveraineté, inclusion et transformation systémique. L’IA n’est pas un destin imposé : c’est un choix collectif qui doit être inscrit dans un projet de société. Là où Bernard parlait de pharmacologie et de soin, je parle de vigilance systémique et d’alignement stratégique : construire des politiques éducatives, culturelles et économiques qui permettent aux pays du Sud de s’approprier ces technologies au lieu de les subir.

Nos visions se rejoignent sur un point fondamental : l’IA ne doit pas être laissée aux logiques du marché seul. Elle doit être pensée comme un bien commun, une infrastructure de savoir et de soin.

France et Maroc : regards croisés

En France, Bernard aurait critiqué l’emballement marketing et l’alignement opportuniste sur les grandes plateformes, tout en soulignant l’absence d’une véritable stratégie industrielle et éducative.

Au Maroc, il aurait mis en garde contre une adoption subie de l’IA comme simple importation technologique, sans appropriation culturelle ni projet éducatif souverain. Dans les deux cas, son message aurait été le même : l’IA est un pharmakon, poison si elle prolétarise, remède si elle sert la contribution et le savoir.

Un héritage croisé

Aujourd’hui, en évoquant Bernard Stiegler, je rends hommage non seulement à un collègue et compagnon de route intellectuel, mais aussi à une pensée toujours vivante. Nos discussions de train résonnent encore dans ce présent saturé par l’IA.

Bernard nous a quittés en août 2020, deux ans avant l’arrivée de ChatGPT. Pourtant, ses analyses semblent écrites pour notre époque : il avait déjà pressenti la fascination médiatique, les promesses exagérées et les risques de prolétarisation cognitive que nous observons aujourd’hui.

Ce que Bernard nous laisse, c’est l’exigence de penser la technique dans sa double face : remède et poison. Ce que j’apporte, c’est une inscription concrète de cette exigence dans les réalités du Maroc, de l’Afrique et du Sud global.

Ensemble, ces deux héritages composent une invitation : ne pas céder à la fascination, mais construire un avenir numérique souverain, inclusif et humain.

Rédigé par Dr Az-Eddine Bennani



Vendredi 12 Septembre 2025

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