Chronique : “Le gouvernement d’une nuit” : quand la France se met en veille


Rédigé par le Mardi 7 Octobre 2025



Inédit sous la Ve République : un Premier ministre nommé le 9 septembre démissionne le 6 octobre, moins d’un mois après son arrivée à Matignon. Vingt-sept jours, montre en main. Et, fait plus ahurissant encore, quatorze heures après avoir dévoilé sa première salve de ministres, la plupart n’auront même pas eu le temps d’une passation de pouvoir avant de se retrouver promus… gestionnaires des affaires courantes. Le Général de Gaulle, artisan d’un exécutif fort, doit se retourner dans sa tombe. 

Sébastien Lecornu aura été le Premier ministre le plus éphémère de la Ve. Record triste, symptôme d’une mécanique politique grippée : une Assemblée éclatée depuis 2024, des coalitions qui se font et se défont au gré des postures, un Élysée qui tente la haute voltige sans filet. Son départ, officialisé lundi matin par un communiqué de l’Élysée, est l’aboutissement logique d’un pari intenable : gouverner sans 49.3, sans majorité et sans véritable deal écrit avec des partenaires rétifs. Le tout avec un gouvernement présenté comme une “rupture”… qui ressemblait furieusement à un copier-coller. 

Le point de rupture s’est cristallisé dimanche soir, lorsque la nomination surprise de Bruno Le Maire aux Armées a déclenché une colère froide chez une partie de la droite. Bruno Retailleau, pilier des Républicains, affirme même que Lecornu lui a “caché” cette décision — autrement dit, que la confiance était déjà rompue avant d’exister. Dans un parlement fractal, la confiance est la seule monnaie qui vaille. Quand elle fait défaut, tout le reste — organigrammes, éléments de langage, “nouvelle méthode” — devient cosmétique. 

Résultat : au petit matin, l’hypothèse d’une censure éclair planait, la droite parlementaire recalculait ses lignes rouges, la gauche s’échauffait, le Rassemblement national appelait à dissoudre, et les marchés clignotaient orange. Lecornu a coupé le moteur avant le décollage. Sa déclaration de politique générale, prévue mardi 7 octobre, n’aura pas lieu : la “semaine de la méthode” s’est muée en “lundi de la démission”. Ce n’est pas seulement un échec personnel ; c’est la preuve par l’absurde qu’aucune architecture institutionnelle ne résiste à une addition de jeux tactiques. 

Le plus déroutant, toutefois, demeure ce gouvernement fantôme qui n’aura vécu qu’une nuit. Les passations de pouvoir ? Annulées. Les cartons n’avaient pas quitté les coffres que déjà les noms repartaient au Journal officiel sous la rubrique “démission”. Et pourtant, juridiquement, ce sont bien ces ministres — appelons-les “les ministres de 836 minutes” — qui doivent désormais assurer l’intérim des affaires courantes, aux côtés d’un Premier ministre lui-même démissionnaire. Kafka à l’Hôtel de Matignon, Prévert au Conseil des ministres. 

On objectera qu’il y a des précédents de crise. Certes. Mais la singularité du moment tient à l’alignement de trois contraintes : un budget 2026 à l’horizon immédiat, un refus affiché d’utiliser l’arme constitutionnelle 49.3, et l’absence d’un contrat politique lisible entre blocs censés s’entendre “pour le pays”. La France n’est pas ingouvernable ; elle est, pour l’heure, ingouvernée. Sous la Ve, l’exécutif doit pouvoir décider ; or il s’est lui-même ligoté en jurant de renoncer aux instruments qui permettaient, naguère, de franchir les gués. 

Que s’est-il réellement passé dans la fabrique du gouvernement éclair ? Revenons à l’intention : offrir une équipe “de rassemblement”, où la droite “responsable” prêterait main-forte au bloc central, à charge pour la gauche modérée de juger sur pièces. Le hic, c’est qu’un rassemblement ne naît pas d’un casting, mais d’un pacte. Or le pacte n’y était pas. La preuve par la réaction de LR, pris entre la tentation d’influer de l’intérieur et la crainte mortelle de se dissoudre dans la macronie. Dans ces minutes où se concluent — ou s’effondrent — les coalitions, une seule surprise mal calibrée (Le Maire aux Armées) peut reconfigurer un échiquier entier. 

Reste l’impact concret. D’abord, sur la conduite de l’État : qui signe, qui arbitre, qui engage ? Les “affaires courantes” ne sont pas un blanc-seing ; ce sont des actes limités pour garantir la continuité. En clair, l’administration tient la barre, les cabinets s’essaient au minimalisme, et les grands chantiers attendent. Ensuite, sur la scène politique : l’opposition tient un récit simple — “ils ne savent plus gouverner” —, efficace dans l’opinion, surtout si la séquence s’éternise. Enfin, sur l’économie : même si la France n’est pas à la merci d’un lundi noir, l’incertitude politique renchérit le coût du temps perdu. Quand l’exécutif patine, les projets d’investissement reportent, les réformes s’évaporent. 

On aurait tort, pourtant, de tout réduire à un psychodrame parisien. Derrière la valse des Premiers ministres (trois en un an, puis quatre…), se joue une question démocratique : comment gouverner durablement avec une Assemblée à onze groupes, sans culture de compromis, et avec des partis pour qui céder un pouce revient à perdre une identité ? Les pays proportionnels ont mis deux générations à apprivoiser la coalition. La France, éduquée au duel et au vertical, découvre la chorégraphie du consensus en plein orage. Et ce n’est pas qu’une question de méthode : c’est un art politique à réapprendre — concessions publiques, coconstruction parlementaire, transparence budgétaire sur qui gagne et qui perd.

Dans cette optique, la “rupture” promise avait du sens : renoncer au 49.3, écrire à plusieurs mains la DPG, ouvrir des tables rondes sur quelques priorités (énergie, santé, éducation, sécurité). Mais une rupture est crédible si chacun sait ce qu’il gagne à jouer le jeu. Là, personne n’a eu le temps — ni l’intérêt — de capitaliser : la gauche voyait un replâtrage, la droite une manœuvre d’absorption, le centre un pari noble sans garantie. La seule boussole restait le budget ; or un budget se vote sur des nombres, pas sur des symboles.

D’où l’impression de théâtre d’ombres : un décret qui nomme, un direct TV qui grogne, un communiqué qui démet, et des Français qui regardent tout cela comme on zappe entre un match reporté et une série sans fin. À ceux qui rêvent d’un deus ex machina — dissolution, gouvernement d’union, démission du Président —, rappelons que chacune de ces options a un coût et un risque calculés. Dissoudre, c’est offrir au pays un nouveau pari, potentiellement clarificateur mais pas nécessairement stabilisateur. Un gouvernement “techno-politique” pourrait tenir quelques mois, si ses objectifs sont nets et ses limites claires. Quant à la démission présidentielle, elle relève davantage du fantasme cathartique que de la solution institutionnelle. 


Alors, que reste-t-il de cette “nuit gouvernementale” ? Trois leçons utiles. Premièrement, la politique n’est pas un casting : elle est un contrat. Sans texte partagé, un gouvernement n’est qu’une photo. Deuxièmement, on ne réforme pas un pays en fâchant ses alliés le premier soir ; la loyauté se négocie, elle ne se décrète pas. Troisièmement, l’État a des ressorts robustes — l’intérim en est la preuve — mais il n’a pas vocation à fonctionner en mode veille prolongée. Chaque semaine d’indécision coûte en crédibilité, en temps législatif, en énergie sociale.

La scène, pour l’instant, est vide. Les passations annulées reprennent la poussière. Les “ministres d’une nuit” tamponnent les parapheurs de l’intérim. Le Président consulte, consulte encore. Et le pays, lui, veut savoir si l’on peut parler de choses sérieuses : hôpitaux, écoles, sécurité, énergie, industrie. De Gaulle aimait à dire que “la politique de la France ne se fait pas à la corbeille”. Très bien. Qu’elle se fasse donc au Parlement — vraiment. Mais pour cela, il faudra une majorité de projet, fût-elle relative, et des partenaires qui signent un pacte lisible, contrôlable, réversible si trahi.

En attendant, la Ve République révèle son paradoxe : taillée pour décider vite, elle s’emberlificote lorsque la décision suppose du tissage fin. Ce lundi, elle a improvisé un gouvernement Schrödinger : pas encore installé, déjà démissionnaire, mais bel et bien aux manettes de l’ordinaire. La Constitution encaisse ; la confiance, elle, s’effrite. À force de vivre d’acrobaties, la politique finit en cirque. Il est temps de remonter le chapiteau et de réécrire le programme — avec le public, pas contre lui. Sinon, d’autres dresseront la tente à votre place.




Mardi 7 Octobre 2025
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