Chronique : Managers en “dépression cognitive” et IA en embuscade


Rédigé par le Samedi 18 Octobre 2025

Par exemple : “les médecins vont-il devenir de simples infirmiers”?
grand remplacement cognitif, peur de l’automatisation, humanité face aux machines, sens du travail, choc technologique, ère des algorithmes, le manager face à la machine, crise de sens numérique, humanité augmentée, mutation du leadership



La scène se joue partout, des tours de verre aux open spaces : des managers et des cadres scrutent l’horizon numérique comme on regarde une mer qui monte. L’intelligence artificielle n’est plus un gadget ni une slide PowerPoint ; c’est un système nerveux qui infiltre la décision, la production, la coordination. Résultat : une “dépression cognitive” s’installe. Non, pas une pathologie individuelle, mais une panne de sens. À quoi sert mon rôle si une machine propose plus vite une synthèse, une prévision, un plan d’actions — et si, comble de l’ironie, elle ne se fatigue jamais ?

Le choc est identitaire avant d’être technique. Pendant des décennies, la valeur du cadre s’est articulée autour de trois piliers : l’expertise (savoir), l’autorité (pouvoir) et la vitesse (faire plus vite que les autres). L’IA attaque ces trois piliers à la racine. Elle compresse la prime au savoir (accès instantané à des corpus colossaux), bouscule la légitimité (les recommandations semblent “objectives”), et pulvérise le temps (latence quasi nulle). De là naît une forme de vertige : si ma compétence était précisément d’ordonner le chaos par l’analyse, que devient mon utilité quand l’analyse est automatisée ?

Le parallèle le plus parlant, et le plus anxiogène, vient de la médecine. Beaucoup de médecins redoutent de devenir, pour le dire crûment, des “infirmiers de luxe” : faire tourner des protocoles, cocher des cases, valider des diagnostics proposés par l’algorithme, tandis que l’IA lit les radios, compare les cas, calcule les interactions médicamenteuses et rédige le compte rendu.

Cette crainte n’est pas fantasmagorique : dans les tâches cliniques standardisables (interprétation d’images, triage, suivi de protocoles), les modèles d’IA sont déjà très performants. Le risque n’est pas seulement économique, il est symbolique. Si la décision diagnostique,  jadis cœur battant du métier,  se déplace vers la machine, le médecin se voit relégué au rôle d’exécutant ou de parapheur. Autrement dit, l’IIA (Intelligence Industrielle de l’Algorithme) avale la noblesse cognitive du geste médical et laisse à l’humain la partie “logistique”.

Mais cette narration est incomplète. Elle oublie ce que l’IA ne sait pas ou pas encore faire : assumer la responsabilité dans l’incertitude radicale ; négocier le sens avec un patient singulier ; hiérarchiser des valeurs (qualité de vie vs. agressivité thérapeutique) ; prendre la parole qui soigne autant que le traitement. La relation, l’éthique, la prise de risque informée, la coordination interdisciplinaire restent des compétences irréductiblement humaines. Ce n’est pas que le médecin deviendrait un “simple infirmier”; c’est que la frontière entre les métiers se recompose. L’infirmier augmenté prend davantage d’autonomie clinique, le médecin devient architecte de parcours, arbitre des conflits de valeurs, metteur en scène d’une alliance thérapeutique où l’IA est un instrument puissant mais non souverain.

Ce qui vaut pour l’hôpital vaut pour l’entreprise. Le manager qui s’agrippe à l’ancien totem  “décider plus vite que tous” est condamné à la mélancolie. Le manager qui se repositionne en “chef d’interprétation” a une fenêtre stratégique. Être chef d’interprétation, c’est trois choses.

D’abord, comprendre la grammaire des modèles. Un tableau de bord piloté par IA ne livre pas “la vérité”; il fournit une vue probabiliste bornée par ses données et ses biais. Savoir lire les hypothèses, repérer la zone d’ombre, poser la bonne contrainte, voilà la nouvelle alphabétisation. Le médecin qui sait pourquoi l’algorithme se trompe parfois sur les peaux foncées lit aussi le monde social derrière le code : il voit la base d’entraînement, les angles morts, les risques d’injustice. Le manager doit faire de même avec ses données clients, ses prévisions de ventes, sa gestion des risques.

Ensuite, organiser la complémentarité. L’IA excelle dans la constance et l’exhaustivité ; l’humain, dans le discernement, la négociation, l’imagination frugale. Dans une réunion produit, confiez à la machine la génération de 50 variantes et la simulation d’impact ; confiez à l’équipe la hiérarchisation qui tient compte de la marque, du droit, de la sociologie d’usage. Au bloc opératoire, laissez l’IA alerter sur les patterns invisibles ; laissez l’équipe décider du tempo, du consentement, de la proportionnalité thérapeutique. Le pouvoir change alors de nature : moins vertical, plus chorégraphique.

Enfin, assumer la responsabilité narrative. L’IA calcule ; l’humain raconte pourquoi on agit ainsi, dans quel but, avec quels garde-fous. Cette narration n’est pas cosmétique ; elle est gouvernance. Elle cimente la confiance des équipes, éclaire les arbitrages, protège des dérives de “pilotage automatique”. Le médecin qui explique la balance bénéfices/risques d’une chimiothérapie face aux souhaits d’un patient de 82 ans exerce un leadership que nulle machine ne peut assumer. De même, le directeur financier qui refuse une optimisation “efficiente” mais socialement destructrice réaffirme que la stratégie n’est pas une addition de corrélations : c’est un choix politique.

Que faire, maintenant, pour sortir de la dépression cognitive ? D’abord, renommer le problème. Ce n’est pas la “fin du management”, c’est la fin du management centré sur l’ego cognitif. La grandeur du cadre n’est plus de tout savoir, mais d’orchestrer les savoirs — humains et machinaux — autour d’un cap. Ensuite, redessiner les métiers.

En santé, on peut formaliser un triptyque opérationnel :
1) l’IA et les protocoles gèrent le flux standard ;
2) les infirmiers augmentés prennent plus de responsabilités relationnelles et techniques ;
3) les médecins se concentrent sur les cas atypiques, les arbitrages éthiques, la coordination des trajectoires.

Transposé à l’entreprise :
1) automatisation des reportings,
2) montée en gamme des “doers” vers le pilotage de processus,
3) managers repositionnés sur l’alignement stratégique, la qualité des décisions et la culture.

Il faut, ensuite, reconfigurer l’évaluation. Tant que l’on mesure la valeur d’un cadre à sa production individuelle (nombre de slides, de notes, de décisions prises), on favorise la compétition homme-machine… et l’humain perdra. Mesurons plutôt la qualité collective obtenue : clarté des priorités, robustesse des décisions sous incertitude, capacitation des équipes, réduction des risques éthiques et juridiques. C’est plus difficile, mais infiniment plus pertinent à l’ère des systèmes intelligents.

La formation doit suivre. Pas un vernis “IA pour les nuls”, mais une acculturation profonde : logique probabiliste, lecture critique des données, principes d’équité algorithmique, design de processus hybrides. En médecine, cela implique d’enseigner l’éthique et la communication autant que l’anatomie numérique. En entreprise, cela suppose d’apprendre à “briefer une IA” comme on briefe un cabinet : contexte, contraintes, métriques de succès, critères de rejet. Le prompt n’est pas une incantation, c’est un cahier des charges.

Dernier point, la gouvernance. L’IA déplace les responsabilités et crée des zones grises. Qui répond d’un dommage quand un modèle a “suggéré” une décision ? Comment arbitrer quand deux systèmes donnent des recommandations contradictoires ? Sans réponses claires, la peur paralyse et les cadres se replient. Il faut des règles simples : traçabilité des versions et des données, comité d’exception pour les cas litigieux, droit explicite au désaccord humain documenté. Le médecin doit pouvoir dire “non”, le manager aussi — et être protégé quand il le fait pour de bonnes raisons.

Revenons à la crainte initiale : “les médecins vont devenir de simples infirmiers”. En réalité, ce sont tous les métiers qui vont se dédoubler. Une partie sera industrialisée par l’IA, l’autre sera re-nobilisée par l’humain. Là où l’algorithme fait, l’humain doit décider pourquoi ; là où l’algorithme classe, l’humain doit hiérarchiser ; là où l’algorithme prédit, l’humain doit engager. C’est moins une perte de prestige qu’un déplacement de la noblesse : du savoir vers le discernement, de la performance vers la responsabilité.

La “dépression cognitive” passera le jour où l’on acceptera que la compétence reine n’est plus d’être plus rapide que la machine, mais plus juste avec elle. Le management de demain n’a rien d’une reddition ; c’est une composition. Les organisations qui l’auront compris feront de l’IA non un rival, mais un multiplicateur d’humanité. Les autres resteront au bord de l’eau, fascinées par la vague, en oubliant qu’on peut apprendre à surfer.

intelligence artificielle, IA, management, managers, cadres, dépression cognitive, transformation digitale, automatisation, travail du futur, futur du travail, emploi et IA, robotisation, leadership, crise du management, intelligence humaine, économie numérique, IA générative, intelligence augmentée, adaptation professionnelle, santé mentale au travail, burn-out digital





Samedi 18 Octobre 2025
Dans la même rubrique :