Chronique d’un vieux routier de la politique « Quand j’ai dit la vérité, j’ai perdu »


Je l’ai entendu cent fois, et je l’ai vécu deux ou trois : « Quand j’ai dit la vérité aux électeurs, j’ai été battu. » La phrase claque comme une gifle et laisse une trace amère. On en rit parfois entre vieux militants au fond des cafés, mais c’est un rire de guerre. Pendant la période électorale, les vrais débats se font rares. La précision dérange. Le chiffrage refroidit. La nuance n’a pas de mégaphone. Et si, par bravade ou par hygiène, vous dites ce qui est, ce qui coûte, ce qui manque—vous devenez soudain l’invité discret des urnes.



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Scène 1. Réunion de quartier, salle trop éclairée. Je parle d’un budget municipal : « Voilà ce que nous pouvons financer, voilà ce que nous ne pouvons pas. Si on construit la salle de sport, on renonce pour trois ans à la réfection des canalisations. » Silence. Puis le voisin de la troisième rangée : « L’autre candidat, lui, dit qu’on peut tout faire. » Rires, applaudissements, rideau. J’ai perdu d’une courte tête. Les fuites d’eau, elles, ont continué de gagner.

Scène 2. Débat régional, plateau télé. On me demande l’emploi. Je refuse de promettre « 50 000 postes » en un mandat. J’explique les cycles, les contraintes, l’inertie des administrations, le temps long des infrastructures. Le lendemain, les titres résument : « Le candidat qui ne croit pas à l’emploi. » Un demi-point en moins dans le baromètre. Le réel, c’est pratique pour gouverner ; pour gagner, c’est moins certain.

Scène 3. Porte-à-porte. Je dis à une dame que la subvention au carburant est une béquille chère qui profite plus aux gros réservoirs qu’aux petits revenus, et qu’un ciblage serait plus juste même si, au début, ça pique. Elle me remercie, dit que j’ai peut-être raison, mais « pas maintenant ». Depuis, « maintenant » se repose toujours quelque part entre la veille du scrutin et le premier tour des regrets.

On me dira que c’est une question de talent : un candidat habile peut dire la vérité et la faire aimer.

Possible. Encore faut-il être capable de la dire—et c’est là le premier nœud. Dire la vérité demande du courage, mais surtout de la structure : des chiffres, des échéances, des compensations, une pédagogie patiente.

Or la campagne est un stand de foire : on crie, on gesticule, on distribue des promesses comme des ballons gonflés à l’hélium. Le drame n’est pas que les électeurs refuseraient la vérité ; c’est que l’économie de l’attention la rembourse mal.

​Ensuite, la « vérité » en politique est rarement un bloc de marbre.

Elle est relative, subjective, située. Mon adversaire et moi pouvons brandir deux graphiques exacts menant à deux histoires opposées. Les faits existent, certes ; mais leur hiérarchie, leur interprétation, leurs coûts d’opportunité, voilà le terrain mouvant.

« La vérité politique », c’est souvent le nom qu’on donne à l’équilibre qu’on préfère entre contraintes et priorités. Et dans une campagne, la tentation est grande de choisir la vérité qui fait battre des mains, pas celle qui fait froncer des sourcils.

​Pourtant, je ne crois pas à la fatalité du mensonge utile.

 J’ai vu des salles changer d’humeur quand on renverse la table des slogans. Il existe une musique de la sincérité : courte, claire, répétée, vérifiable. Elle ne transforme pas l’eau en vin, mais elle évite de vendre de la brume en barriques.

Le problème, c’est que cette musique demande des instruments que la campagne n’offre pas spontanément : du temps, des formats lents, des comparateurs, des simulateurs, des contradictions assumées. Elle exige aussi un public prêt à entendre qu’un oui important implique un non quelque part.

​J’ai perdu des élections en disant la vérité. J’en ai gagné en la disant autrement.

La différence n’était pas le fond, mais la mise en scène : raconter les arbitrages comme des choix de vie plutôt que des lignes de budget ; montrer qui paie, qui gagne, quand, et comment on amortit la secousse ; poser les promesses sous condition, affichées à l’avance, avec un tableau « si… alors… ».

La vérité n’a pas besoin d’être brutale ; elle doit être solide, et humaine. Les gens ne haïssent pas la vérité ; ils détestent qu’on leur balance des comptes sans leur offrir une place à la table.

Reste l’épine : la vérité « ailleurs ». Le vieil adage des séries télé me hante : « La vérité est ailleurs. » Peut-être n’est-elle pas dans les programmes, mais dans l’architecture du jeu. Une campagne qui rémunère l’outrance, une médiatisation qui survalorise la petite phrase, des réseaux qui amplifient les pics émotionnels, un financement qui incite aux promesses rentables en clics—le marché politique produit ce qu’il rétribue. Tant que l’écosystème ne paiera pas la complexité à son prix, la sincérité restera un produit de niche.

Alors, que faire quand on tient à la vérité sans vouloir collectionner les défaites ? Trois pistes apprises à l’ancienne.

D’abord, ritualiser l’honnêteté. Inscrire dans chaque meeting une « minute de coûts et de compromis ». Une minute, pas plus. On y dit ce qu’on ne fera pas, ce qu’on diffère, ce qu’on échange. On la tient à chaque apparition, qu’importe la pression. Elle devient une marque de fabrique, une hygiène, presque un superstition d’équipe.

Ensuite, co-produire la vérité. Inviter des contradicteurs de bonne foi, visibles et respectés, à venir « tester » les promesses en direct. Pas des pugilats, des crash-tests. Quand la contradiction est intégrée au rituel, elle devient un service rendu au public plutôt qu’une humiliation subie en prime-time.

Enfin, promettre des mécanismes plus que des miracles. Annoncer des clauses de revoyure, des métriques, des seuils d’arrêt, des budgets pluriannuels avec phases. On préfère un escalier à un tremplin : ça monte moins vite, mais ça retombe moins mal. La vérité aime les garde-fous.

Je garde le goût des défaites lucides.

Elles vaccinent contre la gloriole et forcent à aiguiser les arguments. Mais je refuse l’idée que la démocratie doive choisir entre le confort du mythe et l’âpreté du réel. Les campagnes pourraient redevenir des laboratoires de maturité collective, pas seulement des fêtes foraines d’illusions. Il suffirait de réapprendre à applaudir la phrase la plus difficile : « Voilà ce que ça va nous coûter, voilà ce que ça va nous rapporter, et voilà pourquoi on le fait quand même. »

Au fond, la vérité politique n’est ni un absolu ni une imposture : c’est un chantier. Elle se construit ensemble, se rectifie, s’évalue. Oui, en saison électorale, elle perd souvent au premier tour. Mais, dans la longue durée des nations, elle gagne toujours au second—celui du réel. La question n’est pas de savoir si on ose la dire ; c’est d’organiser la vie publique pour qu’elle mérite d’être entendue.


Samedi 6 Septembre 2025

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