Comment Alger a instrumentalisé le principe d’intangibilité des frontières, hérité de la colonisation


Par Jillali El Adnani

À peine indépendante, l’Algérie choisit de transformer le contentieux hérité de la colonisation en affrontement armé, en déclenchant la Guerre des sables de 1963 contre le Maroc, mais aussi en lançant, la même année, des attaques armées contre le Mali dans ce qu’on appelle le soulèvement touarègue au début du mois d’octobre 1963. Le régime a su convaincre par des mensonges que c’est le Maroc «expansionniste» qui a mené les attaques contre l’Algérie et le Mali. Retour sur l’une des plus grosses supercheries de l’histoire africaine.



Le principe de l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation a servi d’épouvantail politique à l’Algérie, qui s’en est habilement prévalue pour masquer son expansionnisme territorial sous un vernis de légalisme international.

Jillali El Adnani
À l’examen des cartes déclassifiées, on distingue clairement une succession de tracés frontaliers, proposés, modifiés ou contestés par la France entre la fin du 19ème siècle et le début de l’indépendance du Maroc.

Chacune de ces lignes répondait à une logique coloniale spécifique: tantôt la gestion du nomadisme, tantôt la prospection minière, tantôt la nécessité militaire. La ligne rouge, issue de la réunion interministérielle du 26 février 1956, illustre parfaitement cette dernière logique: elle fut dessinée en pleine guerre d’Algérie pour sécuriser la zone frontalière et entraver les soutiens logistiques venus du Maroc.

Et si l’Algérie feint d’ignorer la carte, qu’elle se confronte donc à la vérité telle que formulée par les Français eux-mêmes, auteurs de ces tracés frontaliers.

Archives des affaires étrangères de Nantes, Ambassade de France à Rabat, 558PO/1, Carton 105.
Rédigée le 21 octobre 1963, en pleine Guerre des sables, cette note capitale est restée enfouie sous le sceau du secret. Aujourd’hui, elle éclaire les mensonges entretenus par nos voisins.

Comme l’indique le document émanant de l’Ambassade de France à Rabat, les territoires occupés par l’Algérie en 1962 étaient bel et bien marocains :

Archives des affaires étrangères de Nantes, Ambassade de France à Rabat, 558PO/1, Carton 105.
«Au cours des événements d’Algérie (la guerre d’Algérie entre 1957-1962), les autorités militaires françaises établirent pour des raisons stratégiques une nouvelle série de positions qui forma la “ligne de fait opérationnelle“. Située plus au Nord et à l’Ouest, cette ligne mordait en quelque sorte sur les confins qui, au temps du protectorat relevaient des commandements du Maroc.»
 

Or, la frontière défendue par l’Algérie en 1962 n’était autre qu’une proposition administrative du gouverneur général de l’Algérie française, jamais entérinée par Paris ni reconnue par Rabat. En se l’appropriant à l’indépendance, Alger a paradoxalement repris à son compte un tracé colonial inachevé, comme si l’ère nationale n’avait fait que prolonger la logique impériale.


«Le même document du SDECE écrit noir sur blanc que l’armement des Touarègues provenait d’Algérie. Le même scénario se produit en 1979 lorsque l’Algérie a fini par créer le séparatisme au Nord du Mali »

Le paradoxe est saisissant: tandis que la France reconnaissait implicitement le droit du Maroc à prospecter au nord de la ligne jaune, l’Algérie indépendante, elle, en bafouait les limites, prétendant en faire une frontière «intangible».
 

Parler de néocolonialisme serait encore trop faible, car le principe même d’intangibilité n’a profité qu’à l’Algérie: il lui a permis de conserver les territoires amputés à ses voisins et de projeter la même logique de spoliation dans le dossier du Sahara occidental, sous couvert de «décolonisation».
 

L’analyse des faits, des démarches diplomatiques et des discours algériens montre pourtant que rien, dans leur nature ou leur méthode, ne relève d’une invention nationale: tout s’inscrit dans la continuité des projets coloniaux français et espagnols, simplement transposés dans un cadre postindépendance. Le déclenchement simultané, en octobre 1963, de la Guerre des sables contre le Maroc et de la guérilla touarègue au nord du Mali, révèle la cohérence d’une stratégie: accuser le Maroc d’expansionnisme pour mieux préparer l’adoption du principe de l’intangibilité des frontières à la Conférence du Caire de 1964. Ce principe, censé garantir la paix en Afrique, fut d’abord un instrument forgé dans la guerre, en vue d’imposer un legs colonial.
 

Au Maroc comme au Mali, l’Algérie a instrumentalisé les Reguibats et les Touaregs

Feu Hassan II rappela devant la presse internationale que les Reguibats de Tindouf n’avaient pas participé au référendum algérien de 1962, affirmant ainsi leur appartenance au Maroc. La même année, le chef Habbouha Ould El Abid regagna le Maroc avec plusieurs tribus et prêta allégeance au Roi à Rabat.
 

Ces Reguibats, retranchés à Tindouf face aux éléments de l’ALN, furent vainement courtisés par Alger, qui tenta de les rallier à sa cause. Cet échec de 1962 se prolongea en 1963, puis après 1975, lorsque l’Algérie créa, par Reguibats interposés, son mouvement du Polisario, reprenant un ancien projet français (1958-1962) visant à provoquer un séparatisme reguibat dans le Sahara.
 

Rien, dans ces démarches, ne relève d’une véritable décolonisation, ni d’un respect du principe d’intangibilité des frontières héritées de la colonisation. L’Algérie a prolongé la politique française des confins, héritée du 19ème siècle: de partie intéressée, elle est devenue partie concernée, puis actrice directe, reproduisant la même logique territoriale que celle appliquée par la France entre 1845 et 1962.
 

Des Reguibats aux Touarègues: un projet expansionniste encore valable aujourd’hui

La résolution de politique générale adoptée lors du congrès constitutif du FLN rappelait à tout Algérien le devoir de combattre l’impérialisme. Ce mot d’ordre, répété à longueur de discours avec ceux sur l’unité africaine et l’antiracisme, servit de paravent idéologique au complot du 2 octobre 1963 contre le Maroc et le Mali.
 

Les deux pays furent visés simultanément mais pour des objectifs distincts: le Maroc devait incarner la «menace impérialiste», présenté par la propagande algérienne, relayée par les appels d’Ahmed Ben Bella, comme l’agresseur; tandis que le Mali fut la cible d’incursions touarègues armées venues du territoire algérien. Cette politique consistant à opposer les populations frontalières maliennes et algériennes prolongeait celle déjà employée par la France en 1909, lors du tracé de la ligne de Niamey, qui effaça le droit historique du Maroc à une frontière commune avec le Mali pourtant reconnu par les accords franco-allemands de 1901 et 1911.
 

Un télégramme secret du 18 octobre 1963, émanant du SDECE et de Matignon, confirma une insurrection touarègue à Kidal et Tessalit, survenue quelques jours après la Guerre des sables. Plusieurs officiers maliens furent tués, et l’origine de l’armement des insurgés fut clairement attribuée à l’Algérie. La note signale aussi la diffusion de tracts indépendantistes targuis à Dakar, Niamey et Bamako, prônant la création d’un État targui dans les zones transsahariennes. (Lire chronique)

Enfin, le général Souaré, en mission officielle à Alger, évoqua ces incidents avec les autorités algériennes, confirmant la dimension diplomatique de cette crise. L’épisode de 1963 marque ainsi la première articulation régionale entre la politique algérienne au Sahara, la manipulation des populations nomades et la construction du futur cadre normatif de l’intangibilité des frontières africaines, adopté l’année suivante au Caire.


Selon ce document émanant du SDECE, les autorités maliennes reconnaissent qu’elles faisaient face à une rébellion touarègue orchestrée depuis plusieurs pays africains puisque :

Archives de La Courneuve, Ministère des affaires étrangères, Service de Liaison avec l’Algérie, Carton 39.
«Des tracts ont été distribués à Dakar, Niamey et Bamako, pour soutenir la création d’un État targui. Selon les autorités maliennes, 170.000 Touareg sont partisans d’une large autonomie au sein de la République du Mali».
 

Le Mali a fini par croire, mais avec beaucoup de réticences, à la version algérienne qui accuse le Maroc d’être derrière ces incidents. Pourtant le même document du SDECE écrit noir sur blanc que l’armement des Touarègues provenait d’Algérie. Le même scénario se produit en 1979 lorsque l’Algérie a fini par créer le séparatisme au Nord du Mali pour pouvoir monnayer le soutien à son mouvement séparatiste: le Polisario. (Lire chronique)
 

Ce qui relevait d’une offensive algérienne au Mali fut travesti en ingérence du Maroc

Malgré les preuves de l’acheminement d’armes depuis son territoire, le régime d’Alger est parvenu à faire croire aux Maliens que l’agression contre le Mali et l’Algérie provenait du Maroc. Sous la pression de ses courants progressistes, le Mali, tout en affichant une neutralité prudente, laissa sa presse et sa radio relayer les versions algériennes du différend.
 

Ainsi, Alger transforma sa propre intervention en posture anti-impérialiste, présentant le Maroc comme un État oppresseur, voire raciste, afin de renforcer son image de «Mecque des mouvements de libération». Cette rhétorique permit à l’Algérie d’imposer, dès 1964, le principe de l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation comme solution à la paix africaine, alors qu’elle en fit, en réalité, l’outil de ses ambitions régionales, du Mali au Sahara marocain.


Le régime algérien via son ambassadeur à Bamako «a vainement effectué des démarches auprès du gouvernement malien pour qu’il prenne une position officielle sur l’ingérence marocaine dans les troubles du Nord Mali».

Archives de La Courneuve, Ministère des affaires étrangères, Service de Liaison avec l’Algérie, Carton 39.
Certains partis et médias courtisés par l’Algérie finiront, rapporte le document du SDECE, par croire le mensonge algérien:

«Cependant tout en essayant de conserver sa neutralité, le Mali sous la pression des éléments avancés du gouvernement, donnera la préférence, dans la presse et la radio, aux informations venant d’Algérie et concernant le différend algéro-marocain».
 

C’est ainsi qu’on a fait croire aux dirigeants maliens que le Maroc qui a agressé l’Algérie en début octobre 1963 et le même qui a fomenté des troubles au Mali.
 

Entre l’OUA et le Maghreb: l’intangibilité des ressources héritées de la colonisation :

Sachant qu’il allait mobiliser les pays africains en majorité nés des tracés de frontières coloniaux, Boumediene a poussé son ministre Abdelaziz Bouteflika à régler le conflit frontalier au sein de l’OUA. La Tunisie, tout comme le Maroc, croyait en la bonne foi des Algériens qui a repris à son compte ce slogan colonial. Bourguiba n’a pas hésité à soulever le problème frontalier avec l’Algérie, comme le rappelle un article publié en 1964 par Yves Cuau, correspondant du Figaro à Alger:
 

«M. Bouteflika a montré une nouvelle fois quelle était la tactique de son pays: le conflit doit être réglé dans le cadre naturel de la Charte africaine. M. Bouteflika a déclaré que son gouvernement avait lancé un nouvel appel pressant au Secrétaire général de l’OUA pour convoquer une session extraordinaire du Conseil des ministres des Affaires étrangères. Le ministre algérien a pratiquement enterré l’idée d’une réunion des ministres des Affaires étrangères maghrébins. Il est clair qu’Alger se méfie d’un arbitrage du président Bourguiba qui pourrait bien profiter de l’occasion pour poser dans son ensemble le problème des frontières et de l’exploitation en commun du Sahara.»¹
 

Ainsi, le principe d’intangibilité des frontières africaines, adopté lors du sommet du Caire en 1964, apparaît moins comme une invention juridique que comme la traduction diplomatique d’un rapport de force. Il fut d’abord un instrument de consolidation des États fragiles, avant de devenir une arme normative utilisée pour neutraliser toute revendication historique, notamment celles du Maroc sur ses régions sahariennes.
 

En verrouillant l’héritage territorial du partage colonial, l’OUA a voulu éteindre les guerres de frontières; elle n’a fait, en réalité, que transformer les conflits armés en litiges politiques permanents, où le droit des peuples se heurte au dogme des tracés coloniaux. Ce principe, né pour «assurer la paix», continue d’incarner l’un des paradoxes fondateurs de l’Afrique postcoloniale: garantir la stabilité au prix de la mémoire historique et de la vérité géographique.

Pire encore, il s’agit d’un principe né de la guerre pour mieux la prévenir, comme si la paix africaine devait s’ériger non sur la justice historique, mais sur l’acceptation contrainte des frontières imposées par la colonisation.
 

(1) Yves Cuau, «Après l’échec de la médiation d’Hailé Sélassié, les Algériens s’en tiennent à leur appel à l’organisation africaine d’Addis-Abeba», Le Figaro, 24 octobre 1963.
 



Lundi 13 Octobre 2025

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