Comment Alger a sciemment marginalisé la Ligue arabe dans la fabrique de la cause sahraouie


Les télégrammes d’Alger et les notes de Matignon dévoilent la matrice d’une stratégie: contourner l’espace arabe, capitaliser sur l’OUA et l’ONU, et ériger le Polisario en acteur-écran. 1978–1979 marque l’instant où la fiction d’une «vraie réussite» prend le pas sur le réel.



Par Jillali El Adnani

Passée maître dans l’art des parallélismes - qu’il s’agisse d’associer la cause sahraouie à la cause palestinienne, ou encore de mettre en vis-à-vis la RASD et l’OUA - mais restée sans voix au sein de la Ligue des États arabes où le discours algéro-polisarien demeure inaudible, l’Algérie, incapable depuis 1978 de maîtriser les méridiens des diverses questions sahariennes, se trouve désormais confrontée à l’impasse de sa propre construction idéologique: les chimères de l’autodétermination. Des rapports de l’ambassadeur de France à Alger, Jean‑Marie Mérillon, aux notes confidentielles du cabinet du Premier ministre Raymond Barre à Paris traitant du dossier du Sahara marocain, soulignent que les années 19781979 constituent un seuil critique, voire un point de non‑retour, dans la trajectoire de la diplomatie algérienne.

Les résonances de l’OUA et la sourde oreille des pays arabes

Que ce soit lors de la guerre des sables de 1963 ou à travers le conflit du Sahara marocain à partir de 1975, l’Algérie s’est toujours refusée à traiter ses différends avec le Maroc dans le cadre maghrébin ou au sein des sommets arabes. Le problème frontalier algéro‑marocain, amorcé dans l’enceinte de l’OUA, fut progressivement transféré au niveau régional, mais l’Algérie parvint à l’enterrer par une série de manœuvres subtiles et pernicieuses dans le cadre du «bon voisinage et de la coopération économique».

Sur le dossier du Sahara, Alger et son protégé, le Polisario, ont cantonné le débat aux instances africaines et onusiennes, tout en écartant sciemment le cadre arabe. L’ambassadeur de France à Alger, Jean‑Marie Mérillon, en rend compte dans ses rapports:

«Sur la scène arabe, le Ministre Algérien des affaires Etrangères, M. Benyahia, a veillé à ce que le problème du Sahara Occidental– considéré par certains comme un différend algéro‑marocain– ne soit pas évoqué à Tunis à la conférence ministérielle». (1)

Jean‑Marie Mérillon approuvera dans un autre communiqué cette réalité en date du 16 novembre 1979 lorsqu’il rapporte les propos du ministre des affaires étrangères algérien, Abdelaziz Bouteflika:

«La diplomatie algérienne s’est fixée en cet instant un double objet. Désamorcer Tunis (le sommet arabe), profiter de Monrovia. Le Ministre des Affaires Etrangères est depuis ce matin parmi ses paires arabes en train de faire tous ses efforts pour limiter le sommet (de Tunis) au Liban et à l’affaire palestinienne, pour détourner les débats du problème saharien, pour pécher (du côté syrien peut‑être) parmi des dirigeants qui en sont fort chiche quelques appuis aux Sahraouis». (1)

Ce double jeu révèle la stratégie d’Alger: mettre en avant la cause palestinienne pour se poser en unificateur du monde arabe et musulman, tout en reléguant la question du Sahara occidental au cadre africain, alors qu’elle demeure perçue, dans l’espace arabe, comme un différend exclusivement algéro‑marocain. Les capitales arabes, conscientes de cette stratégie, n’ont jamais pu être véritablement happées par le dispositif algérien. C’est ce qui explique l’échec répété des tentatives de médiation menées par des figures de premier plan telles que le président tunisien Habib Bourguiba, les dirigeants saoudiens, ou encore Yasser Arafat au nom de l’Organisation de libération de la Palestine.

Dans son rapport diplomatique, l’ambassadeur de France à Alger résumait cette impasse en des termes sans équivoque: «L’objectif pour les uns comme pour les autres, était de tenter de débloquer le conflit algéro‑marocain sur le Sahara en essayant de favoriser un contact direct entre Chadli et Hassan II. Ces efforts n’ont point abouti, et ce incontestablement, par la volonté d’Alger». (1)

L’Opération H. Boumediene: la guerre menée depuis le sanctuaire de Tindouf

Impliquée jusqu’au cou dans le dossier saharien, l’Algérie persiste à présenter le conflit comme un différend entre le Maroc et le Polisario. La réalité est toute autre: ce sont bien l’Algérie et, jusqu’en 1981, la Libye qui ont assumé l’essentiel du soutien logistique, financier et diplomatique au mouvement indépendantiste sahraoui.
 
    «On ne convaincra personne que la manipulation d’un tel armement qui nécessite une haute formation technique et une longue période d’entrainement soit le fait d’éléments sahraouis du soi‑disant Polisario»
    —  Jean‑Bernard Raymond, ambassadeur de France à Alger en 1977
Ce soutien prit une ampleur considérable, car le Polisario fut doté d’un arsenal militaire sophistiqué, parmi lequel figuraient les redoutables missiles sol‑air SAM‑6. Une telle capacité dépassait de loin les moyens d’une guérilla tribale. L’ambassadeur de France à Rabat, Jean‑Bernard Raymond, dans une note datée du 29 janvier 1976, confirma sans détour l’origine extérieure de cette puissance de feu:

«Iimmixtion et l’intervention étrangères dans l’affaire du Sahara: on ne convaincra personne que la manipulation d’un tel armement qui nécessite une haute formation technique et une longue période d’entrainement soit le fait d’éléments sahraouis du soi‑disant Polisario». (2)

L’ambassadeur de France à Alger, Jean‑Marie Mérillon, établit ensuite un rapport sur «l’Opération H. Boumediene» lancée contre le Maroc suite au décès de ce dernier. Selon lui, le degré d’autonomie du Polisario vis‑à‑vis de l’Algérie est nul. Son rapport qualifie également les zones désertiques contrôlées à l’époque par le Polisario comme sans importance, les points et les territoires essentiels étant restés sous la souveraineté du Maroc:

«Le commandement militaire de l’ALPS, le sanctuaire, c’est en territoire algérien Tindouf. C’est là que stationne le corps de bataille du Polisario, qu’il se forme, qu’il s’instruit, qu’il se refait. C’est là que se trouve son centre principal d’approvisionnement, ses émetteurs radios, militaires ou civils (en particulier la Voix du Sahara libre). C’est là surtout que familles et troupeaux se sont repliés rendant impossible les représailles sur le campement (l’arme suprême dans la guerre du désert) et confèrent ainsi au combattant Reguibat un sentiment d’invulnérabilité. Tel est en fait l’une des clefs fondamentales du système». (3)

Ce texte met en évidence que Tindouf, en territoire algérien, n’est pas seulement un refuge humanitaire pour le Polisario, mais constitue le cœur de son dispositif militaire. C’est là que se concentre son état‑major, son corps de bataille et ses infrastructures d’entraînement et de reconstitution des forces. L’ambassadeur français s’interroge sur la notion même de «possession» ou de souveraineté territoriale dans un espace désertique— interrogation qui reflète le dilemme central du conflit: qui détient réellement le Sahara? Celui qui parcourt l’immensité ou celui qui occupe ses nœuds vitaux?

«Mais qu’est‑ce que ‘détenir’ lorsqu’il s’agit d’un désert? La possession, la souveraineté, dans une région de ce type découle‑t‑elle du contrôle de l’espace (dont disposent les sahraouis) ou des points essentiels (pour la plupart toujours soumis aux Marocains)? Quel est par ailleurs le degré d’autonomie de l’ALPS? Qui exactement lui fournit ses armes? Qui détermine sa stratégie, quel est le rôle réel de l’Algérie? Celui de la Libye? Celui éventuel du Cuba? D’autres pays socialistes? Ce sont là des questions fondamentales pour l’analyse du mouvement sahraoui et auxquelles cette ambassade s’efforcera de répondre par la suite». (3)

Mirages d’un mouvement de libération, réalités d’un projet expansionniste algérien

Les notes confidentielles émanant du Cabinet du Premier ministre français révèlent que la question du Polisario s’inscrit dans la continuité historique d’une dissidence tribale, celle des Reguibat, enracinée en Algérie. Loin d’un plébiscite populaire, Alger n’a cessé d’entretenir et de manipuler les Reguibat contre les autres composantes tribales de la région:

«Les nomades sahariens n’ont pas la maîtrise de leur destin. Condamnés à être sous tutelle alors qu’ils étaient avant tout soucieux de leur indépendance (sociologique), ils sont devenus, pour la plupart d’entre eux, les moyens et non la fin de conflits qui les dépassent. Des mini‑États indépendants totalement enclavés, à fortiori un grand ensemble saharien, ont peu de chance de se constituer et n’ont aucune capacité de survie.» (4)

Ce constat éclaire la nature du Polisario: un simple instrument entre les mains de l’Algérie, qui manipule l’instinct guerrier des Reguibat pour les transformer en mouvement armé contre le Maroc. Le rapport est explicite sur l’endoctrinement militaire et idéologique opéré par Alger:

«L’Algérie, au contraire, exalte le particularisme reguibi. L’endoctrinement politique, auquel il soumet les réfugiés, exerce sur eux un certain attrait, car il répond à leurs aspirations guerrières traditionnelles. Aussi fournissent‑ils le gros des troupes du Polisario que l’Algérie utilise pour porter des coups au Maroc et à la Mauritanie sous le prétexte d’une guerre menée pour l’indépendance des ex‑territoires espagnols au Sahara. Le sort des Reguibat est donc lié à celui du conflit du Sahara Occidental et aux décisions du gouvernement algérien». (4)

Cette vérité sera confirmée par l’ambassadeur de France à Alger, Jean‑Marie Mérillon. Dans son rapport du 22 décembre 1979, intitulé «L’Algérie et le Sahara occidental», il met en lumière la dimension intérieure de l’affaire saharienne et le poids de la «ligne Boumediene» dans la politique algérienne. Sa conclusion est sans équivoque:

«Faire mine de revenir sur cet “acquis“ (les reconnaissances cumulées par le Polisario) serait aux yeux de beaucoup d’Algériens quelque chose d’incompréhensible. Certains crieraient aussitôt à la trahison de la “ligne Boumediene“. Il y a là une dimension proprement algérienne du problème du Sahara Occidental qu’il importe de ne pas mésestimer». (5)

Ce message, adressé aux pairs diplomatiques, longtemps classé secret avant sa récente déclassification, est également destiné à être soumis à l’ONU et à la MINURSO. Ces instances y trouveront les éléments nécessaires pour mettre en évidence le caractère artificiel du conflit et pour établir la responsabilité directe de l’Algérie, laquelle, paradoxalement, se présente à la fois comme l’ennemie déclarée du modèle colonial et comme son héritière inavouée.

(1) Télégramme émanant de l’ambassadeur de France à Alger, le 4 octobre 1979, intitulé «Différend algéro-marocain, Initiatives arabes. Archives diplomatiques de La Courneuve, Carton 957, Sahara Maroc Algérie, 1979.

(2) Jean‑Bernard Raymond, ambassadeur de France à Rabat, note du 29 janvier 1976; La Courneuve, ministère des Affaires étrangères, ANMO, Maroc‑Sahara Occidental, 1972‑1982, Carton 965.

(3) Télégramme n° 2423/26, «Polisario, évaluation de la situation militaire», Alger, 11 octobre 1979. Archives diplomatiques de La Courneuve, Carton 957, Sahara Maroc Algérie, 1979.

(4) Note d’Information émanant du cabinet du Premier ministre Raymond Barre, intitulée «Les Nomades du Sahara», le 18 septembre 1978. Archives de La Courneuve, ministère des Affaires étrangères, ANMO, Maroc-Sahara Occidental, 1972-1982, Carton 965.

(5) Ambassade de France en Algérie, Affaires politiques, «L’Algérie et le Sahara Occidental», Alger, 22 décembre 1979. Archives diplomatiques de La Courneuve, Carton 957, Sahara Maroc Algérie, 1979.

Téléchargez la note d'information émanant du cabinet du Premier ministre Raymond Barre, intitulée «Les Nomades du Sahara» (page 1/2), le 18 septembre 1978. Archives de La Courneuve, ministère des Affaires étrangères, ANMO, Maroc-Sahara Occidental, 1972-1982, Carton 965

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Lundi 1 Septembre 2025

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