Comptabilité publique : ce que révèle la leçon de Michel Bouvier à Rabat


Rédigé par La rédaction le Lundi 1 Décembre 2025

Le 22 novembre, la Trésorerie générale du Royaume (TGR) a accueilli à Rabat une conférence de haut niveau organisée en partenariat avec Fondafip sur le thème : « Rôle et enjeux de la comptabilité dans le secteur public ».
Parmi les voix majeures invitées, celle de Michel Bouvier, professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, directeur de la Revue française de finances publiques, a résonné comme un véritable cours de géopolitique comptable.



D’entrée de jeu, le professeur français a tenu à saluer le rôle joué par la TGR et par son Trésorier général, Nourdine Bensouda, dans la construction d’un véritable laboratoire international de réflexion sur les finances publiques. Année après année, a-t-il rappelé, Rabat est devenue un point de rencontre entre experts marocains, français et étrangers pour penser les mutations de l’action publique à l’échelle mondiale.

Mais derrière les remerciements formels, le propos est rapidement monté en intensité.
Pour Michel Bouvier, la comptabilité publique n’est plus un simple outil technique : elle se trouve aujourd’hui au croisement des grandes tensions qui traversent nos sociétés – mondialisation économique, transition écologique, recomposition géopolitique et interrogations sur la souveraineté démocratique.

Un langage, pas un simple “jeu de colonnes”

Premier rappel fort : la comptabilité n’est pas neutre.

Qu’elle soit publique ou privée, elle ne se réduit pas à une mécanique d’enregistrement de flux. Elle est, dit Bouvier, « un langage », avec sa grammaire, ses conventions, ses valeurs. Elle reflète un choix de société, une vision de l’économie, parfois même une orientation idéologique.

En comparant le modèle français, historiquement marqué par le principe de prudence (actifs évalués à la valeur historique), et le modèle anglo-saxon, plus porté sur la fair value (juste valeur déterminée par les marchés), il montre combien les normes comptables sont façonnées par une culture et produisent des effets très différents sur la perception des risques, des patrimoines et des performances.

Autrement dit, mettre en place un système comptable, ce n’est pas empiler des règles “objectives” : c’est choisir un cadre intellectuel dans lequel on va lire et juger l’action publique.

Mondialisation : vers une comptabilité publique “globale”, mais à quel prix ?

Le premier grand axe de son intervention porte sur la mondialisation des normes comptables.

Dans un monde où les investisseurs, prêteurs, agences de notation et institutions internationales exigent des informations comparables et fiables, les États sont poussés à adopter des standards communs. Sous l’impulsion du FMI et d’autres organismes, beaucoup ont déjà réformé leurs nomenclatures budgétaires, en introduisant des logiques de programmes et de performances – à l’image du Maroc.

Puis est venue la vague des normes comptables publiques en droits constatés, inspirées des pratiques du secteur privé et incarnées notamment par les standards IPSAS. Là encore, le diagnostic de Michel Bouvier est nuancé :

– Oui, ces normes permettent une meilleure lisibilité des comptes,
– Oui, elles renforcent la comparabilité entre pays,
– Mais non, leur adoption n’est ni simple, ni neutre.

L’universitaire rappelle d’ailleurs qu’une étude PwC pour l’Union européenne, publiée en 2025, classe les États selon leur « maturité comptable » : pays nordiques, Baltique, Espagne ou France en tête ; Allemagne, Italie ou Grèce en retard ; d’autres encore à un niveau intermédiaire. L’harmonisation est donc loin d’être achevée et avance à géométrie variable.

Surtout, l’introduction de normes inspirées du privé dans le secteur public bouscule profondément les repères :

– l’État n’est pas une entreprise ;
– son périmètre est complexe (administrations centrales, établissements publics, entreprises détenues, collectivités locales, etc.) ;
– la définition même du “secteur public” et les règles de consolidation de ses comptes deviennent des enjeux politiques.

Pour Bouvier, il ne s’agit pas de rejeter ces évolutions, mais de reconnaître les obstacles, les coûts, et les implications en termes de souveraineté et de culture administrative.

Le capital naturel, grand oublié des bilans publics

Le deuxième axe de son intervention s’attaque à une autre urgence : la prise en compte du capital naturel dans la comptabilité.

Pendant longtemps, explique-t-il, la nature a été pensée comme une ressource infinie et gratuite. Les grands économistes classiques – Jean-Baptiste Say, Adam Smith, Ricardo – reconnaissaient l’apport du sol, de l’air, de l’eau dans la production de richesses, mais sans imaginer que ce capital puisse se dégrader ou disparaître.

Nous savons aujourd’hui que c’est faux. Réchauffement climatique, érosion de la biodiversité, raréfaction des ressources : le capital naturel est menacé.

Dès lors, poursuit Bouvier, il devient indispensable d’élargir la comptabilité à une vision multicapitaux :

– capital financier,
– capital naturel,
– et, idéalement, capital humain.

Objectif : intégrer dans les comptes les effets positifs et négatifs d’une institution sur l’environnement, pour juger sa performance non seulement à l’aune de ses résultats financiers, mais aussi de sa contribution à la préservation ou à la destruction du patrimoine commun.

Plusieurs pistes existent déjà : méthodes de comptabilité écologique (K-comptabilité, méthodes SMA, LIFT, Tesorus, EPL, comptabilité universelle, etc.), budgets verts, annexes environnementales aux lois de finances… Mais pour Michel Bouvier, un simple reporting extra-financier ne suffit pas. Il ne s’agit plus seulement d’ajouter des tableaux en annexe, mais bien de construire une véritable comptabilité environnementale à part entière, capable de retracer les flux durables entre les organismes publics et leur écosystème.

C’est un chantier technique, scientifique, mais aussi culturel : il suppose une acculturation de tous les acteurs – décideurs politiques, agents publics, chefs d’entreprise, citoyens – et ne pourra être mené qu’en s’appuyant sur des travaux scientifiques solides, à distance des seuls intérêts économiques ou des postures idéologiques.

Qui décide des normes ? La question explosive de la légitimité

Troisième volet, particulièrement sensible : la légitimité de ceux qui produisent les normes comptables.

Avec la montée en puissance des organismes internationaux (IPSAS Board, Eurostat avec les projets EPSAS, etc.), Michel Bouvier décrit l’émergence d’un face-à-face entre deux logiques :

– une logique politique, ancrée dans la souveraineté des parlements nationaux, traditionnellement seuls compétents en matière budgétaire et financière ;
– une logique gestionnaire, portée par des experts, souvent extérieurs aux États, qui produisent des standards techniques globaux.

Derrière les débats techniques se cache donc une question éminemment politique :
qui fixe les règles du jeu financier public ?
Les représentants élus ou les experts internationaux ?


Le professeur cite à ce titre l’avertissement lancé dès 2012 par Didier Migaud, alors premier président de la Cour des comptes française, devant le Sénat, à propos des normes IPSAS :
il estimait de son « devoir d’alerter la représentation nationale » sur des normes dont les implications sont « autant politiques que techniques » et invitait les responsables politiques à ne pas « se réveiller trop tard ».

Pour Michel Bouvier, le risque n’est pas théorique.
Si les normes financières publiques sont perçues comme imposées de l’extérieur, sans débat démocratique suffisant, la crédibilité et la légitimité même de ces normes pourraient être fragilisées. À terme, cela peut peser sur la confiance des citoyens, mais aussi sur la souveraineté des États en matière de choix budgétaires, sociaux, environnementaux.

Un enjeu de société, pas seulement d’expertise

Au terme de son intervention, une idée domine : ce qui se joue autour de la comptabilité publique dépasse largement la technique.

En toile de fond, on retrouve :

– la manière dont les États s’insèrent dans la mondialisation financière ;
– leur capacité à intégrer l’enjeu écologique dans leurs décisions ;
– la question de la souveraineté démocratique face aux normes internationales ;
– et, finalement, le modèle de développement qu’ils souhaitent bâtir.

Michel Bouvier appelle donc à ne jamais dissocier la réflexion théorique sur les objectifs de la comptabilité publique et le débat sur les normes concrètes qui l’incarnent. Les standards comptables ne sont pas de simples outils : ils sont la matérialisation de choix de société.

Pour le professeur de la Sorbonne, le Maroc – via la Trésorerie générale du Royaume – a su se positionner comme un acteur à part entière de cette réflexion mondiale. En accueillant ce type de conférences, le pays montre qu’il ne se contente pas d’appliquer des normes importées, mais qu’il participe au débat sur leur sens, leur portée, leurs limites.

Une façon de rappeler, en conclusion, que la comptabilité publique est devenue un champ stratégique où se croisent technique, politique, écologie et démocratie. Et que derrière les colonnes de chiffres, c’est bien l’avenir de nos sociétés qui se dessine.

Transcription de LODJ Média / avec les réserves journalistiques d'usages 
 

Intervention de Michel Bouvier, professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, directeur de la Revue française de finances publiques





Lundi 1 Décembre 2025
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