Crise de l'eau au Maroc : Après le Congrès de Marrakech, l'heure des choix stratégiques


Par Mohammed Benahmed,
Expert international en développement durable et financement
Prix de l’Économiste pour la recherche en économie, gestion et droit, 1e édition 2005



Alors que les échos du 19ème Congrès Mondial de l'Eau, tenu à Marrakech du 1er au 5 décembre 2025, résonnent encore, le Maroc se trouve à un carrefour décisif. Confronté à une crise hydrique structurelle, exacerbée par le changement climatique, le Royaume est contraint d'accélérer une transformation profonde de sa politique de l'eau. La "Déclaration de Marrakech", qui a clôturé l'événement, n'est pas seulement un appel mondial à l'action ; elle est le miroir des ambitions et des défis d'une nation qui a fait de la sécurité hydrique une priorité absolue.
 
Le diagnostic d'une pénurie annoncée
La situation hydrique du Maroc est alarmante. Les chiffres témoignent d'une dégradation rapide et continue. Le pays, qui se situe déjà bien en dessous du seuil de stress hydrique structurel avec une dotation estimée à moins de 620 m³ par personne et par an, a vu ses ressources naturelles en eau chuter drastiquement. Les précipitations sont passées de 12 milliards de mètres cubes par an à seulement 5 milliards en 2023. Cette raréfaction a des conséquences directes :
 
Impact agricole :  L'agriculture, qui consomme environ 80% des ressources en eau, est en première ligne. La dépendance à l'irrigation est vitale, mais la baisse des volumes disponibles menace la production, la sécurité alimentaire et l'emploi, notamment en milieu rural où le secteur agricole emploie plus de 70% de la population active. Entre 2019 et 2024, le pays a perdu un million d'emplois agricoles à cause de la sécheresse.
Surexploitation des nappes :  Les ressources souterraines, qui représentent 20% du potentiel hydrique, sont surexploitées. Sur les 130 nappes phréatiques du pays, plusieurs affichent une baisse alarmante de leur niveau, compromettant leur renouvellement.
Changement climatique :  Les projections scientifiques prévoient une aggravation de la situation, avec une baisse des précipitations pouvant atteindre 30% et une hausse des températures de 2 à 5°C à l'horizon 2050, ce qui réduirait les ressources en eau de près de 40%.

La Riposte Marocaine : Une Stratégie Ambitieuse Post-Congrès
Loin de la résignation, le Maroc a engagé une course contre la montre. La Déclaration de Marrakech, qui appelle à "élever l'eau au rang de priorité mondiale" et à "promouvoir l'innovation dans la gestion de l'eau", vient conforter une stratégie nationale déjà en marche. Cette stratégie, portée par le Ministre de l'Équipement et de l'Eau, Nizar Baraka, et mise en œuvre par des acteurs clés comme l'Office National de l'Électricité et de l'Eau Potable (ONEE), s'articule autour de plusieurs axes majeurs, dont les contours ont été précisés lors de la présentation du Projet de Loi de Finances (PLF) 2026.
 
"Le Maroc opère une transformation silencieuse mais profonde dans les modes de gestion de l'eau," a promis Nizar Baraka, soulignant une approche qui se veut "décentralisée et réaliste, construite à partir des spécificités de chaque région et bassin hydraulique".

Les piliers de cette transformation sont :
 
1. La mobilisation des ressources conventionnelles :  Poursuite du programme de construction de barrages, avec 15 grands barrages en chantier pour 2026, s'ajoutant aux 150 déjà édifiés depuis l'indépendance. L'objectif est de renforcer la capacité de stockage et de régulation. Des projets d'interconnexion de bassins, véritables "autoroutes de l'eau", sont également en cours pour assurer une meilleure répartition de la ressource.
 
2. Le recours massif aux eaux non conventionnelles :  C'est le changement de paradigme le plus spectaculaire. 
 
Le dessalement :  Le Maroc vise à ce que 60% de ses besoins en eau potable soient couverts par le dessalement d'ici 2030. Le PLF 2026 prévoit la réalisation de quatre nouvelles stations, pour une capacité annuelle de 532 millions de m³. L'objectif global est d'atteindre une capacité de 1,7 milliard de m³ par an à l'horizon 2030.
La réutilisation des eaux usées traitées (REUT) :  Le pays ambitionne de mobiliser 100 millions de m³ d'eaux traitées dès 2027 pour des usages comme l'irrigation des espaces verts et l'industrie, afin de préserver l'eau potable.
3. La protection et la gouvernance :  L'ONEE a lancé un plan d'action pour protéger les ressources en eau contre la pollution et la surexploitation. Ce plan, basé sur un diagnostic précis et la digitalisation, vise à créer un système national de protection anticipatif pour sécuriser l'approvisionnement à long terme. L'ONEE a par ailleurs approuvé un plan d'équipement colossal de 220 milliards de dirhams pour la période 2025-2030.
 
S'inspirer des meilleurs : Leçons internationales pour le Maroc
La stratégie marocaine, bien que taillée sur mesure, s'inspire des meilleures pratiques mondiales. La comparaison avec d'autres nations confrontées à des défis similaires est éclairante.
 
Singapour : Le maître de la réutilisation
La cité-État, dépourvue de ressources naturelles, a transformé sa vulnérabilité en force. Son programme "NEWater" est un exemple emblématique de l'économie circulaire de l'eau. Il consiste à recycler les eaux usées traitées pour produire une eau de très haute qualité, qui contribue de manière significative à l'approvisionnement national. Pour le Maroc, le succès de Singapour, tant sur le plan technologique que sur celui de l'acceptation publique, est une source d'inspiration précieuse pour développer la réutilisation des eaux usées.
 
Espagne : Le Champion de l'irrigation efficiente
En Espagne, notamment dans des régions arides comme Murcie, l'agriculture a dû s'adapter. L'adoption massive de l'irrigation de précision (goutte-à-goutte, capteurs, pilotage par satellite) a permis aux agriculteurs de réaliser des économies d'eau de 25% à 30% tout en optimisant les rendements. Alors que l'agriculture marocaine est le plus grand consommateur d'eau, la modernisation de l'irrigation est un levier fondamental. Le plan du gouvernement marocain visant à équiper 555 000 hectares de systèmes d'irrigation avancés est une étape cruciale dans cette direction.
 
Les Défis du financement et de la mise en œuvre
Cette transformation a un coût. Les investissements sont colossaux et nécessitent la mobilisation de ressources financières importantes. Le Maroc a intensifié sa coopération avec les bailleurs de fonds internationaux. Des accords récents ont été signés avec la Banque Européenne d'Investissement (BEI) pour 70 millions d'euros, la Banque Européenne pour la Reconstruction et le Développement (BERD) pour le projet Saïss III, et la Banque Africaine de Développement (BAD). La Banque Mondiale prépare également de nouveaux prêts pour 2026.

Au-delà du financement, le défi est aussi énergétique. Le dessalement est un processus gourmand en énergie. Le couplage des futures usines avec des parcs d'énergies renouvelables, un domaine où le Maroc a également de grandes ambitions, sera essentiel pour garantir la durabilité économique et écologique de la stratégie.
 

Conclusion : Un avenir à construire "goutte par goutte"

Le 19ème Congrès Mondial de l'Eau à Marrakech n'a pas été une simple conférence, mais un catalyseur. Pour le Maroc, il a marqué la consolidation d'une stratégie hydrique audacieuse, qui combine infrastructures traditionnelles, technologies de pointe et une gouvernance renouvelée. En s'inspirant de modèles réussis, notamment singapourien et espagnol, le Royaume ne se contente pas de réagir à une crise ; il tente de dessiner les contours d'un avenir résilient.

Le chemin est semé d'embûches, des contraintes financières à la complexité de la mise en œuvre. Mais la volonté politique est là, incarnée par une vision claire et des plans d'action chiffrés. La sécurité hydrique du Maroc se construira goutte par goutte, au prix d'investissements massifs, d'innovations continues et d'un effort collectif sans précédent.

​Documentation de référence

[1] Publications – World Water Congress 2025 https://worldwatercongress.com/world-water-congress-2025-publications/
[2] Marrakech declaration https://worldwatercongress.com/wp-content/uploads/2025/12/Marrakech-declaration.pdf [3] Pénurie d'eau au Maroc : 2024-2028 Défis et solutions - ROPUR https://ropur.com/fr/water-scarcity-in-morocco-2024-2028-challenges-and-solutions
[4] Les pays les plus avancés dans la récupération et la gestion ... https://www.citerpack.com/pays-plus-avances-gestion-de-l-eau
[26] NEWater | PUB, Singapore's National Water Agency https://www.pub.gov.sg/Public/WaterLoop/OurWaterStory/NEWater
[27] Irrigation en Espagne : des solutions pour optimiser l'eau https://weenat.com/solution-irrigation-espagne/


Vendredi 19 Décembre 2025

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