De Gutenberg à ChatGPT : L’intelligence artificielle, ou la promesse d’un siècle de feu ?


Comme l’imprimerie autrefois, l’intelligence artificielle redistribue le savoir, déclenche des fractures… et pourrait bien annoncer un siècle de conflit.



Tribune en vidéo de Adnane Benchakroun : Et si l’IA était notre nouvelle imprimerie ? Un siècle de guerre en perspective


Quand une invention bouleverse l’ordre du monde : Vers un siècle de guerre cognitive ?

L’histoire humaine est jalonnée d’inventions qui, à force de vouloir éclairer les esprits, ont mis le feu aux poudres. Il y a six siècles, un orfèvre allemand du nom de Johannes Gutenberg introduisait l’imprimerie à caractères mobiles. Ce qui devait être une avancée technique pour diffuser le savoir s’est transformé, en Europe chrétienne, en catalyseur de conflits sanglants : Réforme protestante, contre-réforme catholique, guerres de religion, massacre de la Saint-Barthélemy, trente ans de guerre.

Aujourd’hui, alors que l’intelligence artificielle promet de redistribuer les cartes du savoir, du pouvoir et du travail, certains observateurs pressentent déjà que l’histoire pourrait se répéter. Non pas à l’identique – car les armes ont changé – mais dans son essence : celle d’une invention technique provoquant des bouleversements sociaux, des ruptures politiques, des violences identitaires, et une inégalité telle que la guerre devient, pour beaucoup, une issue presque inévitable.

Gutenberg n’avait sans doute pas anticipé que sa presse allait bousculer les trônes, déchirer l’unité de l’Église, et semer la discorde de Genève à Rome. En rendant les livres accessibles, l’imprimerie a démocratisé la lecture, mais aussi la contestation. Luther n’aurait pas été Luther sans les tracts imprimés diffusés à travers l’Europe. Le dogme, jusque-là monopolisé par les clercs, devenait sujet à interprétation. Le savoir se fragmentait, les vérités s’affrontaient. Et avec elles, les peuples.

C’est que toute innovation majeure, lorsqu’elle modifie le rapport à la vérité, à l’autorité et au travail, réveille des fractures anciennes et en crée de nouvelles. L’imprimerie, en sapant le monopole religieux du savoir, a pavé la voie à l’individualisme, à la Réforme, puis aux Lumières. Mais avant la paix des idées, ce furent deux siècles de guerres civiles, d’excommunications, de bûchers et de croisades intra-européennes.

De la même manière, l’intelligence artificielle bouleverse aujourd’hui notre rapport au savoir, à la parole et à la décision. À l’heure des assistants vocaux, des algorithmes décisionnels et des modèles génératifs, la question n’est plus de savoir si l’IA changera nos sociétés, mais comment et à quel prix.

Car l’IA n’est pas neutre. Elle est née dans un monde inégal, et risque fort de le rendre encore plus asymétrique. Déjà, les grandes puissances technologiques – États-Unis, Chine, Israël – creusent l’écart avec le reste du monde. Les entreprises maîtrisant les données, les serveurs et les modèles d’apprentissage possèdent désormais une forme de pouvoir divin : celui de prédire, de façonner et d’influencer les comportements humains à grande échelle.

Ce pouvoir, confisqué par une minorité, pose les jalons d’un déséquilibre structurel. À mesure que l’IA remplace le travail humain, ceux qui ne possèdent ni capital technologique ni compétences numériques risquent l’obsolescence. Le risque ? Une fracture planétaire entre ceux qui commandent les machines et ceux qui les subissent.

Certaines prospectives, comme celles du géopolitologue américain Peter W. Singer ou de la DARPA, évoquent déjà un "siècle de guerre cognitive". Dans ce scénario, l’IA n’est pas seulement un outil économique : elle devient une arme psychologique, un levier de désinformation, un multiplicateur de chaos.

Des États peuvent manipuler l’opinion d’un autre pays à distance. Des entreprises peuvent fausser une élection, contrôler l’offre et la demande, anticiper les crises financières à leur avantage. Des populations entières, privées d’accès à l’intelligence artificielle, deviennent dépendantes, vulnérables, colonisées numériquement.

Cette guerre ne portera pas (uniquement) sur les territoires, mais sur les esprits. Elle opposera ceux qui savent et ceux qu’on programme. Ceux qui comprennent et ceux qu’on influence. Ceux qui produisent l’IA et ceux qui l’absorbent sans défense.

Peut-on vraiment comparer l’imprimerie et l’intelligence artificielle ? Après tout, l’une diffusait un contenu figé, l’autre génère des contenus infinis. L’une était lente, artisanale, locale. L’autre est instantanée, automatisée, planétaire. Mais toutes deux ont un point commun décisif : elles changent la manière dont l’humain produit, partage et contrôle le savoir.

Comme au XVIe siècle, l’IA bouscule des hiérarchies établies. Comme à l’époque de la Réforme, elle rend possible une explosion de discours concurrents, mais aussi de croyances folles, de radicalisations, de vérités alternatives. Et comme hier, ce choc entre la concentration du pouvoir technologique et la volonté d’émancipation humaine pourrait dégénérer.

Faut-il alors prédire un siècle de guerre ? Pas forcément. Tout dépendra de la gouvernance, de l’éducation, et de la capacité des sociétés à intégrer ces mutations sans les subir. L’histoire n’est pas un destin. Mais elle avertit : lorsqu’un outil bouleverse la structure de l’autorité et redistribue inégalement le savoir, la paix est rarement le premier effet.

L’intelligence artificielle est peut-être l’imprimerie de notre temps. À nous de décider si elle produira un nouvel humanisme… ou un chaos algorithmique.

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Dimanche 4 Mai 2025

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