De l’artisan Maâlam à l’IA prédictive : pour une intelligence souveraine fondée sur l’anticipation


Par Dr Az-Eddine Bennani

Depuis deux ans, les architectures JEPA (Joint Embedding Predictive Architectures) sont au centre d’une évolution majeure dans la recherche en intelligence artificielle. Initiées et théorisées par Yann LeCun et les équipes de FAIR (Meta AI Research), elles proposent une alternative stratégique aux modèles génératifs dominants (tels que GPT ou Gemini), dont la logique repose principalement sur la prédiction de mots ou de pixels.

Là où ces modèles apprennent à imiter ou à reproduire, JEPA cherche à comprendre : elle apprend à construire une représentation interne cohérente d’une situation, puis à anticiper son évolution sous l’effet d’une action ou d’un changement de contexte.

Contrairement aux approches nécessitant des milliards d’annotations manuelles, JEPA apprend à partir de l’expérience brute, comme un enfant, un apprenti ou un artisan.



Cette architecture commence à transformer plusieurs domaines :

Robotique (anticipation de mouvements), conduite autonome (projection d‘évolutions routières), santé (trajectoires cliniques prévisibles), industrie (optimisation proactive plutôt que gestion de crise). Pourtant, l’essentiel est encore à venir : JEPA est le fondement des IA capables d’agir dans le monde réel, pas seulement de commenter le monde.

Et c’est justement ce basculement de la reconnaissance à l’anticipation qui rejoint profondément notre propre manière marocaine de penser, apprendre, transmettre et produire.
Dans De l’aiguille au digital, j’ai montré que l’intelligence artisanale marocaine est une intelligence de la projection. Le Maâlam ne se contente pas de répéter un geste : il voit l’ouvrage terminé avant de commencer.

Le tissu, la tension du fil, la posture de la main constituent un état présent ; le mouvement de l’aiguille est l’action ; la forme imaginée est l’état futur anticipé. Il ne copie pas : il prévoit. Cette logique est exactement celle d’une architecture JEPA. L’IA prédictive n’est donc pas une rupture culturelle : elle est la continuité numérique de notre intelligence du geste.

Cette même logique est au cœur de ce que j’ai conceptualisé comme l’entreprise intelligente.

Une organisation performante ne réagit pas aux évènements : elle les anticipe. Elle observe son environnement, construit une représentation partagée, choisit une action et projette ses effets avant de l’exécuter. Par exemple, dans une coopérative d’argan, les données climatiques, l’humidité des sols, l’historique des récoltes et les fluctuations du marché peuvent être intégrées dans une architecture JEPA.

Le modèle ne se contente pas de classifier ces éléments : il prévoit les rendements probables, les périodes optimales de stock ou de vente, et les marges économiquement soutenables. La valeur créée reste localement, car l’apprentissage se fait sur les données du territoire, avec des modèles enracinés dans les réalités marocaines.

Le même principe s’applique à l’agriculture intelligente. Le paysan marocain lit le ciel, écoute le vent, sent la terre. Sa connaissance est une connaissance d’anticipation incarnée. Une IA JEPA apprend ces relations à partir d’observations réelles et devient un allié du geste agricole, non un substitut techniciste. L’IA n’impose rien, elle accompagne.

Dans la santé, le projet T@C@RE a montré que la prévention repose sur la capacité à anticiper les dégradations cliniques.

Une architecture JEPA appliquée au suivi à domicile permet d’identifier les trajectoires de fragilité à l’avance, et d’agir avant la rupture. Là encore, l’important n’est pas seulement l’efficacité médicale : l’important est que les données de santé restent dans le pays, condition essentielle de souveraineté.
L’enjeu stratégique pour le Maroc est donc le suivant : passer d’une IA importée et imitative à une IA incarnée et projective.

La souveraineté numérique ne se mesure pas au nombre de serveurs, mais à la maîtrise de nos modèles de représentation du monde. La souveraineté cognitive ne se joue pas dans la capacité à exécuter des commandes, mais à anticiper la transformation du réel.

À l’ère de l’intelligence artificielle prédictive, nous sommes appelés à redevenir ce que nous avons toujours été : un pays du geste intelligent, un pays où la pensée précède l’ouvrage, où l’avenir se façonne avant d’être accompli. La technologie ne nous manque pas. Ce qui nous manque est la conscience claire que notre modèle d’intelligence est déjà là, vivant, transmis, prêt à être prolongé.

Par Dr Az-Eddine Bennani


Vendredi 7 Novembre 2025

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