Diplomatie des ports : le jeu dangereux de Pékin

Ports, leviers géoéconomiques et bras armé de la Chine globale


Rédigé par La rédaction le Dimanche 20 Juillet 2025

La Chine rachète ports après ports à travers le monde. Pourquoi ? Pour sécuriser ses routes commerciales, imposer ses normes, et projeter son influence. Une stratégie à haut risque pour les pays hôtes.



« Qui contrôle la mer, contrôle le monde », disait déjà l’amiral Mahan au XIXe siècle.

Longtemps perçus comme de simples points de transit pour marchandises, les ports se sont métamorphosés en véritables outils de pouvoir géoéconomique. Ce que Pékin a parfaitement compris. Depuis une quinzaine d’années, la Chine mène une stratégie de conquête portuaire sans précédent à l’échelle mondiale. Derrière cette frénésie d’acquisitions , de concessions et de partenariats logistiques, se cache un projet global : sécuriser les flux de son commerce extérieur, influencer les routes maritimes mondiales  et redéfinir les rapports de force économiques. Plus d’une centaine de terminaux, répartis sur les cinq continents, sont désormais sous contrôle chinois, direct ou indirect. Une montée en puissance qui suscite de plus en plus d’attention.

L’export, obsession nationale : une stratégie logistique sur mesure

En 2023, la Chine s’est hissée au rang de première puissance exportatrice mondiale, avec 3 390 milliards de dollars de biens expédiés à l’étranger, soit près de 15 % du commerce mondial. Ce succès repose sur un maillage logistique particulièrement efficace. Plus de 90 % des flux commerciaux chinois transitent par voie maritime. Pékin ne peut donc dépendre de ports étrangers sans garanties de contrôle.

D’où sa stratégie d’expansion : en devenant propriétaire, co-gestionnaire ou investisseur dans des infrastructures portuaires stratégiques, la Chine se dote d’un avantage compétitif majeur. Cette emprise lui permet de réduire les coûts pour ses exportateurs, de sécuriser ses approvisionnements en ressources critiques, hydrocarbures, minerais, céréales et d’imposer ses propres standards technologiques, notamment via l’Internet des objets et la blockchain.

Le port du Pirée, en Grèce, illustre cette logique. Contrôlé à 67 % par le géant chinois COSCO, ce terminal autrefois marginal est devenu en moins de dix ans le troisième hub d’Europe du Sud, avec 5,5 millions de conteneurs EVP traités en 2023, contre 1,6 million en 2010. Une mutation rapide, révélatrice de la stratégie chinoise.

​Des retours sur investissement… et d’influence

Loin de s’apparenter à une simple politique de prestige, cette offensive portuaire s’appuie sur des calculs économiques rigoureux. Les marges des opérateurs portuaires dans les grands hubs atteignent parfois 35 %, en raison de la forte concentration du trafic maritime et de la maîtrise des services annexes (logistique, douane, entreposage).

Par ailleurs, COSCO Ports, filiale du mastodonte chinois COSCO Shipping Group, a vu ses profits nets bondir de 18 % par an entre 2016 et 2021. Des résultats portés par des acquisitions stratégiques en Grèce, en Espagne, au Pakistan, et même au Maroc, où la société serait (?) en discussion autour du projet Nador West Med.

Ainsi, L’ambition chinoise excède largement le seul cadre du rendement financier. En consolidant son contrôle sur les infrastructures portuaires, Pékin s’arroge un levier géopolitique stratégique majeur. Il s’agit notamment de sécuriser les corridors maritimes vitaux reliant l’Asie à l’Europe, de maîtriser les flux critiques d’approvisionnement en hydrocarbures, denrées alimentaires et autres ressources stratégiques, tout en favorisant l’implantation de ses acteurs économiques dans les zones franches attenantes. Ce dispositif s’inscrit dans une logique d’intégration verticale, visant à renforcer la souveraineté économique et la projection de puissance maritime de la Chine à l’échelle globale.

Vers un nouvel ordre portuaire mondial ?

La stratégie chinoise a profondément bouleversé les équilibres du commerce maritime. En effet, aujourd’hui, sur les dix plus grands ports mondiaux en volume, cinq sont sous contrôle chinois. Cette évolution entraîne plusieurs effets systémiques majeurs.

D’une part, on observe une polarisation des flux, les compagnies maritimes chinoises privilégiant les ports gérés par leurs compatriotes, au détriment des autres acteurs internationaux. D’autre part, un effet d’éviction se manifeste, puisque les opérateurs européens tels qu’Eurogate ou PSA perdent du terrain face à des alliances logistiques verticales clairement sino-centrées.

Par ailleurs, la Chine opère une intégration asymétrique en couplant ses ports avec des réseaux ferroviaires, des entrepôts connectés et des plateformes numériques, créant ainsi une chaîne logistique complète et difficilement concurrencée.

Au final, ce modèle logistique intégré confère à Pékin une position dominante : il ne s’agit plus simplement de transporter des conteneurs, mais bien de contrôler toute l’architecture du commerce global.

L’Afrique : terrain de jeu stratégique ou dépendance programmée ?

Dans la continuité de cette logique d’expansion stratégique, l’Afrique, dont le commerce maritime connaît une croissance annuelle de 6 % et qui doit moderniser ses infrastructures portuaires à hauteur de 150 milliards de dollars d’ici 2030, apparaît comme un terrain d’investissement privilégié pour la Chine.

Pékin y intensifie ses prises de participation, à l’instar de Tanger Med au Maroc, où COSCO cogère un terminal, de Djibouti, devenu un hub central entre l’Asie et l’Afrique de l’Est, ainsi que des ports stratégiques tels que Lomé, Mombasa ou Lagos.

Ces projets sont largement soutenus par des financements chinois et encadrés par des contrats de gestion exclusifs, renforçant ainsi la pénétration économique et politique de la Chine sur le continent. Cependant, cette offensive ne va pas sans susciter de sérieuses préoccupations. L’endettement croissant des pays bénéficiaires, illustré par le cas emblématique du Sri Lanka contraint de céder son port de Hambantota pour une durée de 99 ans, soulève une alerte majeure.

À cela s’ajoutent un transfert limité de savoir-faire local et des clauses contractuelles souvent opaques, qui, en cas de défaut, pourraient conférer à Pékin une mainmise quasi totale sur ces infrastructures. Dès lors, le risque que ces partenariats économiques se transforment en une dépendance stratégique durable est réel, en particulier pour les États africains les plus fragiles, mettant en lumière un dilemme majeur pour leur souveraineté.

En réponse à l’offensive chinoise, les puissances occidentales peinent à formuler une alternative stratégique cohérente. Si plusieurs initiatives voient le jour, elles restent fragmentées et peinent à rivaliser avec la puissance de feu déployée par Pékin.

Ainsi, l’Union européenne (UE) lance Global Gateway, un plan ambitieux doté de 300 milliards d’euros pour financer des infrastructures durables. Parallèlement, le G7 promet 600 milliards de dollars via son Partnership for Global Infrastructure, ciblant prioritairement l’Afrique et l’Asie. Par ailleurs, le Blue Dot Network, coalition entre les États-Unis, le Japon et l’Australie, propose un label de qualité destiné à garantir la conformité des infrastructures aux normes internationales.

Pourtant, tandis que la Chine agit avec célérité, privilégiant des accords bilatéraux soutenus par ses banques publiques, les initiatives occidentales demeurent souvent au stade des intentions, freinées par des processus multilatéraux complexes et un manque de coordination. Cette disparité traduit une riposte en ordre dispersé, qui compromet l’efficacité et la portée de la stratégie occidentale face à l’expansion chinoise.

Les pays hôtes face à un dilemme

Face à ces défis, les pays hôtes doivent arbitrer entre les bénéfices économiques et les enjeux de souveraineté. Accepter les investissements chinois représente indéniablement une opportunité de modernisation des infrastructures portuaires, d’accélération de l’intégration logistique globale et de création d’emplois. Toutefois, ce progrès économique s’accompagne de lourds enjeux de souveraineté qui ne peuvent être ignorés.

En effet, derrière les grues et les conteneurs, se jouent des questions cruciales de contrôle national. Dès lors, il est indispensable que les pays partenaires veillent à imposer des partenariats équilibrés, notamment en encadrant la gestion portuaire au moyen d’accords transparents de type partenariats public-privé (PPP).

Par ailleurs, la constitution de coalitions sud-sud apparaît comme une stratégie pertinente pour cofinancer des hubs logistiques alternatifs, réduisant ainsi la dépendance exclusive à Pékin. Enfin, pour assurer un développement durable, il convient de privilégier le transfert de compétences et de favoriser l’emploi local, afin que les bénéfices de ces investissements profitent véritablement aux populations nationales.

La mer, théâtre de la nouvelle guerre d’influence

« Qui contrôle la mer, contrôle le monde », disait déjà l’amiral Mahan au XIXe siècle. La Chine, en achetant ou en gérant les ports du monde, ne se contente pas d’exporter ses marchandises. Elle exporte sa puissance, ses normes, son influence. Tandis que l’Occident regarde encore les cartes maritimes comme des tracés commerciaux, Pékin les lit comme une architecture stratégique.

La prochaine guerre économique mondiale ne se jouera pas seulement dans le cloud ou l’espace, mais bien sur les quais des ports, là où accostent les navires de demain.

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Dimanche 20 Juillet 2025
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