Pendant longtemps, l’Égypte a été présentée comme une puissance industrielle émergente au cœur du monde arabe. Fort d’une main-d’œuvre abondante, d’une position géostratégique exceptionnelle, et d’un réseau industriel développé sous Nasser, le pays se voulait à la fois la porte d’entrée vers l’Afrique et la base manufacturière du Moyen-Orient. Mais aujourd’hui, ce modèle s’effrite, et le canal de Suez, autrefois symbole de puissance, est devenu l’image même d’une économie sous pression.
D’après le rapport de la Banque mondiale (avril 2025), la croissance économique de l’Égypte a chuté lourdement, passant de 3,2 % en 2023 à 1,9 % en 2024. Le coupable principal ? L’effondrement du secteur manufacturier, pilier traditionnel de l’économie égyptienne. À cela s’ajoutent les restrictions sévères sur les importations, qui perturbent les chaînes d’approvisionnement, et la baisse du trafic du canal de Suez, pénalisée par l’instabilité régionale et les nouvelles routes maritimes alternatives.
Le canal de Suez, qui représente une source stratégique de devises pour l’Égypte, a vu ses recettes diminuer avec la montée en puissance de routes contournant l’Afrique via des corridors ferroviaires, ou encore la reprise de l’Arctique pendant les saisons libres de glaces. Le recul du commerce mondial, couplé aux tensions sécuritaires dans la région, affecte directement la compétitivité logistique de l’Égypte.
Mais ce ralentissement extérieur ne saurait tout expliquer. Le secteur industriel souffre surtout de faiblesses internes : manque d’investissement, inflation galopante, bureaucratie tentaculaire, corruption endémique. Les entreprises peinent à se moderniser, l’accès au financement reste difficile, et les restrictions sur les devises étrangères asphyxient les importateurs de matières premières.
Autre facteur aggravant : la détérioration du climat de confiance. Dans un contexte de gouvernance autoritaire, les investisseurs locaux hésitent à engager leurs capitaux dans des projets de long terme. Les entreprises étrangères, quant à elles, multiplient les signaux de prudence face à une législation changeante, à une justice peu indépendante, et à des pratiques d’expropriation déguisée dans certains secteurs sensibles.
La désindustrialisation n’est pas qu’un problème économique, elle est aussi un enjeu social et politique majeur. L’industrie égyptienne, notamment textile, agroalimentaire et chimique, représentait un vivier d’emplois pour la classe moyenne urbaine. Sa fragilisation accentue la précarité, alimente l’économie informelle et renforce le sentiment d’abandon chez une jeunesse déjà désillusionnée.
Pour redresser la barre, la Banque mondiale propose une série de recommandations :
Libéraliser les importations stratégiques pour réactiver les chaînes industrielles ;
Simplifier les procédures administratives et douanières pour les PME ;
Rediriger les investissements publics vers l’industrie au lieu des mégaprojets immobiliers ;
Et surtout, restaurer la confiance des investisseurs par la transparence et la prévisibilité des règles.
Mais au-delà des mesures techniques, c’est le modèle de développement égyptien dans son ensemble qui semble à bout de souffle. Une croissance tirée par la dette, les infrastructures surdimensionnées et les interventions militaires dans l’économie ne peut produire ni innovation ni stabilité à long terme.
Et si, à force de pointer les défaillances de l’industrie égyptienne, on oubliait les véritables intentions du régime ? Car peut-être que le pouvoir actuel ne cherche plus à faire de l’Égypte un pays industriel, mais un hub logistique, financier et touristique, centré sur l’immobilier, les infrastructures et la consommation de luxe.
Pourquoi continuer à subventionner des usines textiles ou chimiques, dans un monde dominé par la compétition asiatique ? La désindustrialisation serait alors un choix stratégique déguisé, ou du moins accepté comme une fatalité rentable pour certaines élites économiques.
Par ailleurs, le canal de Suez n’est pas mort, et reste une arme géoéconomique. Le régime peut le monétiser à court terme, en pariant sur des alliances régionales, sur le remorquage des flux pétroliers ou sur des projets d’interconnexion énergétique. Cela suffit, pour l’instant, à tenir le cap.
Enfin, accuser le modèle économique actuel sans poser la question du régime politique revient à évacuer la racine du problème. Tant que l’économie restera contrôlée par une oligarchie militaro-administrative, aucun plan de relance industrielle ne pourra fonctionner. Et si la véritable réforme passait… par la démocratie économique, bien plus que par les rapports d’experts ?