Du savoir automatisé à l’intelligence d’apprendre : refonder la compétence à l’ère de l’IA, une réflexion née au Café IA, à la Médina de Rabat


Par Dr Az-Eddine Bennani

Le paradigme numérique : un changement de civilisation cognitive.

Dans *Le phénomène numérique – Du concept à la pratique* (2011), j’ai défini le paradigme numérique comme un moment charnière de notre histoire collective : le passage d’un monde de la production à un monde de la cognition, où la donnée est devenue la matière première du savoir.

C’est d’elle que tout procède : la donnée, contextualisée, devient information ; l’information, organisée, devient savoir ; le savoir, expérimenté, devient compétence.

Or, sans données, il n’y a pas d’intelligence artificielle. Mais inversement, sans désir de comprendre ces données et d’en tirer du sens, il n’y a pas non plus d’intelligence humaine. Le défi du XXIᵉ siècle est donc double : maîtriser la donnée et préserver le sens.

Cette réflexion s’inscrit dans la continuité des Cafés IA que j’ai organisés à Medinatech, au cœur de la Médina de Rabat — un espace citoyen d’échanges et de dialogue entre chercheurs, étudiants, artisans et entrepreneurs. Ces rencontres ont permis d’explorer concrètement la manière dont l’intelligence artificielle transforme nos rapports au savoir, à l’apprentissage et à la compétence, à travers une approche systémique, inclusive et ancrée dans la réalité marocaine.



L’après-ChatGPT : l’ère du savoir disponible

Depuis l’arrivée de ChatGPT en novembre 2022, le monde entier vit un engouement sans précédent pour l’intelligence artificielle. Cet engouement n’a pas épargné le Maroc : conférences, tables rondes, rencontres publiques, émissions radio et télé, articles de presse et débats en ligne se multiplient. Jamais la société marocaine n’avait autant parlé d’intelligence artificielle, jamais elle n’avait autant accumulé de savoirs sur ce sujet.

Mais accumuler du savoir ne signifie pas apprendre. Beaucoup connaissent désormais le mot « IA », sans pour autant comprendre ce qu’elle est vraiment, ni mesurer son impact profond sur l’économie, l’emploi, la culture ou la société. L’IA est devenue un thème à la mode, un objet de discours, parfois un slogan. Mais l’apprendre, lui, demande du temps, de l’expérience, de la confrontation au réel et de la pratique.

Apprendre l’IA, c’est comprendre ses mécanismes, ses limites, ses usages concrets, et en tirer des leçons pour transformer nos institutions et nos vies. C’est un processus lent, exigeant, qui s’inscrit dans le temps long de l’expérimentation, celui du learning by doing que je défends depuis mes premiers travaux sur la stratégie et la gouvernance du numérique.

Le savoir : une ressource que la machine maîtrise mieux que nous

L’intelligence artificielle, et en particulier les modèles génératifs, excellent désormais dans le traitement du savoir : ils compilent, corrèlent, synthétisent et répondent avec une efficacité spectaculaire. Mais ce savoir automatisé est dépourvu de finalité et de conscience. Il n’a pas d’intention, pas de sens, pas d’expérience.

Comme je l’ai démontré dans mes travaux sur le paradoxe de la productivité et sur l’alignement stratégique (thèse, 1998 et HDR, 2005), le savoir ne crée de valeur que lorsqu’il s’inscrit dans un système apprenant, c’est-à-dire lorsqu’il se transforme en action, en apprentissage et en compétence. Autrement dit : le savoir n’est utile que lorsqu’il est vécu.

Apprendre : transformer le savoir en sens et en action

Apprendre, c’est transformer le savoir en expérience et l’expérience en compréhension. C’est le passage du savoir au sens. Cette transformation s’opère par le learning by doing — apprendre en faisant —, que j’ai développé dès mes premiers travaux sur le numérique et la gouvernance des systèmes d’information. Lors du Café IA de Medinatech du 28 octobre 2025, j’ai rappelé que l’apprentissage véritable s’enracine dans le temps et dans la pratique :

« On n’apprend pas l’IA en l’écoutant ; on l’apprend en l’utilisant, en la testant, en la critiquant, en la vivant. » C’est ce que j’appelle l’intelligence systémique : une boucle vivante entre savoir, action et retour d’expérience, où la compétence se construit dans la durée et non dans la seule exposition à l’information.

Le cas des écoles de commerce : du savoir abstrait à la compétence vécue

Le modèle des grandes écoles de commerce illustre parfaitement cette tension entre savoir accumulé et compétence vécue. Comme je l’ai montré dans mon article Écoles de commerce françaises : quand la quête d’étoiles fait exploser les frais et fait perdre le sens, ces institutions sont passées de la formation du réel à la production symbolique du savoir. La course aux classements, aux accréditations et aux publications « A+ » a transformé l’école en entreprise d’évaluation, obsédée par la visibilité plus que par la compréhension du monde.

Or, la compétence dont les entreprises ont besoin ne découle pas de la récitation d’un savoir codifié, mais de la capacité à apprendre, à relier et à innover dans l’incertitude. La vraie valeur d’un diplômé ne réside pas dans ce qu’il sait, mais dans sa faculté à apprendre vite et à transformer le savoir en action utile.

Ce passage du savoir à la compétence correspond précisément à l’évolution que j’ai décrite dans le paradigme numérique : le savoir y est matière première, l’apprentissage en est le moteur, et la compétence, le produit vivant.

La compétence : création de valeur économique et sociale

La compétence est aujourd’hui le véritable capital de l’économie numérique. Elle crée de la valeur : économique, en générant innovation et productivité ; sociale, en favorisant inclusion, responsabilité et collaboration ; cognitive, en transformant les organisations en systèmes apprenants.

Une économie de la compétence repose donc sur le sens, non sur la simple accumulation d’informations. C’est la maîtrise de l’usage des savoirs et non leur possession qui détermine la performance durable d’une entreprise, d’une école ou d’une nation.

Le modèle marocain et africain : apprendre pour exister

Au Maroc et en Afrique, cette transition du savoir à l’apprendre représente une chance historique. Nos sociétés disposent d’un capital humain jeune, créatif et connecté ; mais ce potentiel reste trop souvent enfermé dans des systèmes d’enseignement hérités du siècle dernier. Pour bâtir une véritable souveraineté cognitive, il nous faut des écoles et universités capables de combiner ancrage local et ouverture mondiale, technologie et humanisme, savoir et expérience.

Apprendre l’IA ne doit pas signifier l’adopter passivement, mais la comprendre, la questionner et l’adapter à nos besoins culturels, économiques et sociaux. C’est à la Médina de Rabat, lors des Cafés IA, que cette vision prend forme : un lieu où l’on apprend ensemble, entre générations et métiers, à faire du numérique un outil de sens et de souveraineté.

Sans données, pas d’IA ; sans apprentissage, pas d’humanité

Le savoir se nourrit de données, et l’IA ne peut exister sans elles. Mais le sens de ces données dépend de nous. La donnée est la matière première du savoir, mais le désir d’apprendre est la matière première de l’intelligence humaine.

Depuis ChatGPT, le monde s’est passionné pour le savoir. À présent, il nous faut redécouvrir l’art d’apprendre : apprendre lentement, par la pratique, par l’expérience, par le dialogue. C’est là que se joue la véritable distinction entre l’humain et la machine. « Ce n’est pas la réponse qui éclaire, mais la question », disait Socrate. Et à l’ère de l’IA, nous pouvons ajouter : « Ce n’est pas la donnée qui fait sens, mais l’intelligence qui apprend à la comprendre. »

Par Dr Az-Eddine Bennani


Lundi 3 Novembre 2025

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