L’histoire politique du Maroc s’est longtemps nourrie d’une singularité :
Dans ce modèle, le Makhzen n’était pas seulement autorité souveraine, mais médiateur suprême, modulant la règle selon les circonstances et la proximité. Cette plasticité, héritée d’une société de tribus et de zawyas, a forgé une culture politique du flou, qui assura longtemps la stabilité.
Mais ce qui fut une ressource est devenu une entrave. En évitant la clarté de la règle, cette souplesse a empêché l’émergence d’un État de droit au sens plein. Là où le droit devait instituer la confiance et donner à chaque citoyen la garantie d’un traitement égal, c’est l’administration qui a pris le relais, substituant ses pratiques opaques, ses arrangements et son arbitraire aux normes universelles. Le Maroc n’a donc pas seulement manqué un rendez-vous avec l’État moderne : il a vu naître un vide institutionnel, fait de clientélisme, de rente et de règles fluctuantes, qui mine aujourd’hui jusqu’à l’idée même de citoyenneté.
Pour comprendre ce vide, il faut revenir au moment où le droit moderne a tenté de s’implanter :
Le Maroc indépendant hérita de cette dualité sans la résoudre. D’un côté, une volonté d’État moderne, nourrie de textes constitutionnels et d’institutions importées ; de l’autre, le réflexe d’un pouvoir qui préfère la relation à la règle, l’arbitrage à la délibération, la gestion des équilibres à l’application du droit.
Les constitutions successives ont proclamé l’État de droit, la séparation des pouvoirs, l’égalité devant la loi. Mais ces principes sont restés des façades juridiques, souvent subordonnées à la logique du pouvoir central. Le Parlement délibère sans décider. Les tribunaux tranchent sans émanciper. Les élections reproduisent plus qu’elles ne renouvellent.
L’administration, dans ce vide, a pris le relais, non pour instituer, mais pour réguler. Elle s’est faite substitut du droit, en distribuant les autorisations, les subventions, les sanctions selon une rationalité propre, souvent opaque.
Là où le droit devait libérer, l’administration a enserré. Son arbitraire, son clientélisme, son formalisme excessif ont fini par pervertir l’idée même de légalité.
Le citoyen marocain n’attend plus du droit qu’il le protège :
Dans les démocraties matures, l’administration est la servante du droit ; au Maroc, elle l’a remplacé. Ce renversement est à la racine du ressentiment citoyen. On comprend dès lors pourquoi l'État de droit ne parvient pas à se concrétiser : il exige une rupture culturelle que le système, par sa nature même, a toujours évitée.
La modernité juridique requiert un espace impersonnel, où la norme prime sur le lien. Or, tout dans notre histoire politique tend à préserver l’inverse : la centralité du lien comme vecteur de confiance.
Le fonctionnaire n’applique pas seulement la loi, il « rend service ». Le gouvernant n’incarne pas une fonction, il « fait grâce ». Cette persistance d’un registre paternaliste, sous des formes modernisées, entretient le malentendu. Le Maroc n’a pas résisté à la modernité juridique ; il l’a accommodée, absorbée, digérée jusqu’à en neutraliser la portée.
Ainsi s’est installé un vide institutionnel. Les textes existent, mais ne structurent pas la vie publique. Les contre-pouvoirs sont mentionnés, mais sans autonomie réelle.
Le citoyen n’a plus la sensation d’habiter un État de droit, mais un système d’exceptions.
Le gouvernement gère, mais décide rarement ; le Parlement débat, mais ne tranche pas. L’essentiel des arbitrages se déplace hors des institutions visibles, dans un espace de pouvoir discret. Le citoyen s’en accommode, tant que cela fonctionne, mais il se détourne progressivement de toute croyance en la règle commune.
Le droit, au lieu de fonder la citoyenneté, devient un langage d’administration.
Mais ce vide ancien n’est plus inoffensif. Il se prolonge aujourd’hui dans un étiolement du politique, dans une fatigue de la représentation, dans un désintérêt croissant pour tout ce qui ressemble à une institution.
La génération montante ne croit plus aux façades. Elle vit dans un monde où les réseaux sociaux offrent plus de résonance que le Parlement, où la délibération se fait hors des cadres officiels. C’est ce glissement que la prochaine chronique tentera d’explorer : comment le vide institutionnel d’hier s’est mué en vide politique aujourd’hui, et comment le Maroc risque, à force d’éviter la clarté, de perdre jusqu’à la parole publique qui fait vivre les nations.
L’alternative n’est plus entre stabilité et réforme, comme on le répète depuis des décennies, mais entre l’institutionnalisation du droit et l’érosion continue de la confiance.
À trop vouloir gouverner par le flou, on a fabriqué le vide. Et ce vide, nourri d’opacité administrative et de droit perverti, s’impose désormais comme une faille structurelle. Il ne s’agit plus d’un accident de parcours, mais d’une logique persistante qui empêche l’État de droit de naître.
Ce vide institutionnel n’est pas seulement une faiblesse juridique : il a engendré un étiolement du politique. Et c’est ce que la rue, aujourd’hui, met à nu.
PAR ADNAN DEBBARH/ QUID.MA