Entretien avec Adnane Benchakroun à propos de la singularité technologique


Rédigé par La rédaction le Dimanche 21 Septembre 2025

À l’heure où l’intelligence artificielle s’impose comme le moteur des transformations économiques et sociales, un mot intrigue et inquiète à la fois : singularité. Derrière ce concept, popularisé par Ray Kurzweil, se cache l’idée qu’un jour les technologies dépasseront l’intelligence humaine et bouleverseront nos sociétés de manière irréversible. Aux États-Unis, en Chine et en Europe, la singularité est déjà devenue un sujet de réflexion stratégique, mobilisant universités, gouvernements et entreprises.

Mais qu’en est-il de l’Afrique ? Le continent, riche de sa jeunesse et de son potentiel, peut-il rester spectateur de cette révolution ou doit-il inventer sa propre voie ? Et si le Maroc, carrefour entre l’Afrique, l’Europe et le monde arabe, devenait le point de départ d’un Think Tank africain de la singularité ?

Pour explorer ces enjeux, nous avons réalisé cet entretien avec Adnane Benchakroun, spécialiste en veille technologique et en économie de la connaissance. Il nous explique pourquoi la singularité ne doit pas être seulement un concept théorique importé de Californie, mais une stratégie africaine de souveraineté, d’inclusion et d’innovation.



Monsieur Adnane Benchakroun, pour commencer simplement : qu’entend-on par « singularité technologique » ?

La singularité technologique est avant tout une métaphore pour désigner un moment de rupture dans l’histoire humaine. On l’explique souvent comme l’instant où les machines dépasseront l’intelligence humaine, mais en réalité il s’agit d’un horizon conceptuel plus large. Imaginez une fusée qui décolle : au début, la poussée est régulière, mais à mesure qu’elle approche de la vitesse de libération, chaque petite accélération change radicalement la trajectoire. La singularité, c’est ce moment où la vitesse du progrès technologique devient telle que nos institutions, nos cadres de pensée, nos lois et même nos habitudes culturelles peinent à suivre.

Ray Kurzweil a popularisé cette notion en parlant d’un futur où l’IA, les biotechnologies, les nanosciences et la robotique convergeront pour transformer la condition humaine. Il prédit par exemple qu’à l’horizon 2045, l’homme pourra fusionner avec la machine, étendre radicalement sa longévité, voire « télécharger » sa conscience. Certains jugent ces visions délirantes, d’autres y voient des pistes sérieuses de recherche. Mais l’important est ailleurs : la singularité est une façon d’exprimer l’accélération que nous vivons déjà.

Prenons des exemples concrets. En 20 ans, nous sommes passés du téléphone portable au smartphone, puis à l’assistant vocal et aujourd’hui à des IA génératives capables de produire des textes, des images et des vidéos bluffantes. Dans le domaine médical, l’IA détecte déjà certains cancers plus tôt que les médecins. Dans l’énergie, les algorithmes optimisent les réseaux pour réduire les pertes. Chacun de ces pas semble modeste, mais cumulés, ils esquissent une trajectoire exponentielle.

La singularité, c’est aussi une interrogation éthique et politique. Sommes-nous prêts à voir des machines prendre des décisions de justice, piloter des guerres, gérer nos ressources naturelles ? La question n’est pas de savoir si la singularité est « vraie » ou « fausse », mais de reconnaître que l’accélération technologique change la donne.

En ce sens, je considère la singularité comme un outil intellectuel, pas une prophétie. Elle nous oblige à imaginer l’impensable, à anticiper des transformations qui ne ressemblent pas à une simple prolongation du présent. C’est une invitation à sortir de la routine pour comprendre que le futur n’est pas linéaire, mais qu’il peut basculer brutalement. Et c’est ce basculement qui, qu’on le souhaite ou non, est déjà en train de se dessiner.

Lorsque nous voyons des IA capables de produire du texte, des images, des diagnostics médicaux ou de piloter des systèmes complexes, nous comprenons que nous avons franchi des seuils qui semblaient inimaginables il y a seulement vingt ans. La singularité, c’est ce futur qui déborde déjà dans notre présent.

Comment cette idée de singularité est-elle perçue et travaillée dans le monde — aux États-Unis, en Chine, en Europe ?

La perception de la singularité varie énormément selon les régions du monde, et c’est révélateur des cultures politiques et économiques.

Aux États-Unis, la singularité est devenue un récit fondateur de la Silicon Valley. Ray Kurzweil, Peter Diamandis et d’autres en ont fait un outil de mobilisation. La Singularity University, par exemple, promet de former des leaders capables de résoudre les grands défis planétaires grâce aux technologies exponentielles. Le ton y est techno-messianique : l’IA, la robotique ou la génétique seraient des leviers pour « sauver l’humanité » et améliorer la vie d’un milliard de personnes. C’est un discours galvanisant, mais parfois critiqué comme naïf, car il sous-estime les risques sociaux et les inégalités.

En Chine, la singularité est abordée sous un angle beaucoup plus stratégique. Pékin ne parle pas forcément de « singularité » au sens philosophique, mais de « souveraineté technologique ». L’intelligence artificielle, la 5G, l’informatique quantique et la biotechnologie sont vues comme des instruments de puissance nationale. La Chine investit massivement, avec des plans d’État à long terme. Ici, la singularité est envisagée non comme un salut universel, mais comme un outil de domination géopolitique.

En Europe, l’approche est plus prudente et éthique. La Commission européenne met l’accent sur la régulation, la protection des données (RGPD), la transparence des algorithmes. L’Europe se positionne comme le « contrepoids moral » face aux visions américaines et chinoises. Mais cette prudence a un revers : elle donne parfois l’image d’un continent qui régule plus qu’il n’innove. L’Europe a une force indéniable dans les sciences fondamentales, mais elle peine à convertir ses découvertes en récits mobilisateurs.

Ces trois approches illustrent la diversité des imaginaires. Les États-Unis misent sur l’utopie entrepreneuriale, la Chine sur la puissance d’État, l’Europe sur l’éthique et la régulation. Or, l’Afrique ne peut se contenter de copier l’un de ces modèles. Elle doit inventer sa propre lecture : une singularité qui parte de ses besoins — santé, climat, inclusion — plutôt que d’un simple mimétisme.

Ce panorama montre que la singularité n’est pas un concept neutre. Elle est toujours interprétée à travers un prisme culturel et politique. Et c’est justement cette diversité qui fait de la singularité une bataille d’imaginaires, où chaque région du monde projette ses propres priorités et ses propres rêves.

Quelle est la relation entre intelligence artificielle et singularité ?

L’intelligence artificielle est au cœur du concept de singularité. On pourrait dire que sans l’IA, la singularité resterait une abstraction philosophique. Avec l’IA, elle devient un horizon tangible.
 

Pourquoi ? Parce que l’IA agit comme un multiplicateur. Elle n’est pas seulement une technologie en soi, mais une méta-technologie capable d’accélérer toutes les autres. Dans la santé, par exemple, des IA comme AlphaFold de DeepMind ont révolutionné en quelques années la compréhension des protéines, ce qui ouvre des pistes pour de nouveaux médicaments. Dans l’agriculture, les IA permettent de prévoir les sécheresses, d’optimiser les semis et de réduire l’utilisation d’eau. Dans l’énergie, elles gèrent déjà des réseaux électriques entiers avec une efficacité supérieure à celle des ingénieurs.
 

La singularité repose sur l’idée que l’IA pourrait atteindre un stade d’auto-amélioration continue. C’est le scénario de l’« intelligence artificielle générale » (AGI), une IA capable de raisonner, d’apprendre et de se perfectionner sans intervention humaine. Si une telle IA apparaissait, elle pourrait progresser à un rythme fulgurant, dépassant nos capacités de contrôle. C’est ce moment précis que certains identifient comme la singularité : l’instant où l’IA prendrait le relais de l’évolution humaine.
 

Mais il ne faut pas réduire la singularité à une peur d’apocalypse. L’IA d’aujourd’hui, même si elle n’est pas « consciente », produit déjà des effets qui s’apparentent à des ruptures. ChatGPT, par exemple, a démocratisé l’accès à une puissance linguistique qui, hier encore, nécessitait des années d’études. C’est une forme de « mini-singularité » dans le domaine du langage.
 

La relation entre IA et singularité est donc double. L’IA est la cause la plus plausible d’un basculement radical, mais elle est aussi le symbole de l’accélération en cours. Elle condense nos espoirs (guérir des maladies, résoudre la faim, lutter contre le changement climatique) et nos craintes (perte d’emplois, manipulation, perte de contrôle).
 

En résumé, si la singularité est un horizon, l’IA en est le moteur principal. Sans elle, la singularité serait une métaphore vague. Avec elle, c’est une question politique brûlante qui nous oblige à anticiper les scénarios les plus extrêmes : la promesse d’un progrès inédit ou le risque d’une dépendance totale.


​Pourquoi associez-vous la singularité à un enjeu stratégique pour l’Afrique ?

La singularité n’est pas un luxe intellectuel réservé aux pays riches. Elle est un enjeu vital pour l’Afrique, car les bouleversements technologiques ne vont pas attendre que notre continent soit prêt. L’Afrique est souvent perçue comme « en retard », mais cette vision est trompeuse. Elle est surtout le lieu où l’impact de la singularité sera le plus brutal, parce que nous n’avons pas les amortisseurs sociaux et économiques que possèdent l’Europe ou l’Amérique du Nord.

Prenons l’agriculture. Si l’IA et les biotechnologies permettent demain de doubler les rendements céréaliers en Europe grâce à des cultures intelligentes et hyper-optimisées, que se passera-t-il pour les petits agriculteurs africains qui n’auront pas accès à ces innovations ? Ils seront marginalisés, poussés hors du marché. Même logique dans la santé : si la télémédecine et les algorithmes de diagnostic deviennent la norme ailleurs, l’Afrique pourrait voir s’accentuer une fracture médicale, avec une population privée d’accès aux outils de prévention et de traitement modernes.

C’est pourquoi penser la singularité en Afrique est stratégique. Il ne s’agit pas de courir derrière les pays développés, mais de définir nos propres priorités. Nous avons des défis massifs : lutter contre la désertification, garantir une sécurité alimentaire de base, améliorer la résilience climatique, offrir une éducation accessible à une jeunesse qui sera la plus nombreuse du monde. L’IA et les technologies exponentielles peuvent aider à y répondre, mais seulement si nous les approprions.

Un autre enjeu est la souveraineté. Aujourd’hui déjà, nos données sont aspirées par les grandes plateformes étrangères. Or, dans un monde où les données deviennent la matière première de la singularité, rester passif revient à céder la propriété de notre avenir. L’Afrique doit poser ses propres règles du jeu, et cela passe par la création d’espaces de réflexion stratégique.

Enfin, il y a une dimension culturelle. L’Afrique a une vision du monde riche, plurielle, enracinée dans des traditions de solidarité et d’adaptation. Penser la singularité à partir de l’Afrique, c’est aussi introduire une autre voix dans le concert mondial. Car si nous laissons les autres définir seuls ce que sera la singularité, elle ne reflétera jamais nos besoins ni nos valeurs.

Pourquoi le Maroc pourrait-il être le point de départ d’un Think Tank africain sur la singularité ?

Le Maroc dispose de plusieurs atouts qui le placent en situation idéale pour porter un tel projet. D’abord, sa position géographique unique : porte de l’Afrique, mais aussi carrefour avec l’Europe et le monde arabe. Cette double appartenance en fait un pont naturel entre continents, et donc un lieu stratégique pour accueillir un Think Tank à vocation panafricaine.

Ensuite, il faut souligner les progrès réalisés dans l’infrastructure numérique. Le Maroc a investi dans les télécoms, la cybersécurité et l’énergie renouvelable, notamment le solaire et l’éolien. Ces initiatives ne sont pas seulement techniques : elles montrent une volonté politique de préparer l’avenir. Or, un Think Tank sur la singularité doit être enraciné dans un pays qui a déjà une trajectoire crédible vers la modernité technologique.

Il y a aussi l’aspect diplomatique. Le Maroc est actif dans les instances africaines et internationales, et mène une politique africaine ambitieuse. Un Think Tank de la singularité basé à Rabat ou Casablanca pourrait devenir un outil d’influence douce, un moyen de positionner le pays comme leader intellectuel et stratégique sur des questions d’avenir.

Enfin, le Maroc possède un écosystème académique et entrepreneurial qui, bien que perfectible, est dynamique. Des universités, des écoles d’ingénieurs, des start-ups en IA et en fintech commencent à émerger. Si l’on fédère ces acteurs autour d’une vision commune, on peut créer un véritable laboratoire d’idées et d’expérimentations.

Ce Think Tank ne serait pas une copie de la Singularity University. Il serait ancré dans les réalités africaines, avec des priorités claires : santé, agriculture, énergie, éducation. Le Maroc, par sa stabilité relative et son ouverture, peut offrir l’espace nécessaire pour ce type d’expérimentation intellectuelle et pratique.

En résumé, le Maroc peut être ce point de départ non pas parce qu’il est le plus avancé technologiquement, mais parce qu’il réunit trois conditions rares : une infrastructure numérique croissante, une diplomatie africaine active et un écosystème d’innovation en pleine effervescence. Cela en fait un terreau fertile pour semer la graine d’une réflexion africaine sur la singularité.

En quoi un Think Tank africain serait-il différent de la Singularity University américaine ?

La différence principale serait dans les objectifs et les priorités. La Singularity University, née dans la Silicon Valley, a un discours messianique : la technologie est présentée comme un outil quasi-magique pour résoudre tous les problèmes de l’humanité. Ce discours a une force mobilisatrice, mais il reflète surtout les préoccupations et les valeurs du monde occidental, notamment l’obsession pour l’augmentation de la longévité et la quête d’une croissance illimitée.

Un Think Tank africain sur la singularité ne peut pas se contenter de recopier ce modèle. L’Afrique n’a pas le luxe de se projeter dans des utopies futuristes déconnectées. Ses priorités sont immédiates : assurer la sécurité alimentaire, améliorer l’accès à la santé, garantir une éducation à des millions de jeunes. Il faut donc concevoir un Think Tank qui parte de la réalité et qui transforme la singularité en outil pragmatique.

Par exemple, là où la Silicon Valley rêve d’immortalité, l’Afrique doit d’abord s’occuper de réduire la mortalité infantile. Là où les Américains parlent de tourisme spatial, nous devons parler de satellites de télédétection pour anticiper les sécheresses. Là où les discours californiens évoquent le transhumanisme, nous devons nous concentrer sur l’inclusion numérique pour éviter une fracture entre élites connectées et populations marginalisées.

Cela ne veut pas dire que l’Afrique doit rester à la marge des grandes innovations. Au contraire, elle doit s’y engager, mais en fixant son propre agenda. Le Think Tank africain de la singularité aurait donc une mission double : premièrement, analyser de manière critique les innovations venues d’ailleurs pour en mesurer l’impact local ; deuxièmement, proposer des scénarios adaptés à nos contextes, en valorisant les savoirs endogènes et en intégrant les cultures africaines dans la réflexion.

Un autre point de différence est la dimension de souveraineté. La Singularity University est fortement liée aux grands acteurs du numérique américain. Un Think Tank africain doit, au contraire, préserver une indépendance intellectuelle pour éviter d’être instrumentalisé. C’est une condition indispensable pour que la singularité soit pensée comme un projet africain, et non comme une copie exotique de modèles importés.

En somme, la différence réside dans la perspective : la Singularity University projette un rêve global, l’Afrique doit construire une singularité locale, pragmatique, inclusive et souveraine.

​Quels domaines seraient prioritaires pour ce Think Tank africain de la singularité ?

Un Think Tank africain dédié à la singularité ne peut pas se disperser. Il doit identifier des domaines où les technologies exponentielles apportent une réponse directe aux urgences du continent. Trois axes me paraissent incontournables : la santé publique, l’agriculture durable et les énergies propres.

La santé publique est un enjeu vital. L’Afrique fait encore face à des épidémies, à un déficit de médecins et à une mortalité infantile élevée. Or, l’IA peut déjà détecter des maladies avec une précision supérieure à celle de nombreux praticiens, et ce à coût réduit. Des applications de télémédecine, couplées à des diagnostics automatisés, pourraient révolutionner l’accès aux soins dans les zones rurales. Un Think Tank devrait réfléchir à comment déployer ces outils de manière équitable et éthique, en garantissant la confidentialité des données médicales.

L’agriculture est un deuxième pilier. Plus de 60 % des Africains dépendent encore directement de ce secteur pour leur subsistance. Avec le changement climatique, les rendements sont menacés. Pourtant, l’IA et la robotique agricole offrent déjà des solutions : prévisions météo ultra-locales, optimisation des semis, détection précoce des parasites. Adapter ces technologies aux réalités africaines, avec des outils simples, abordables et interopérables, serait un chantier prioritaire.

Le troisième domaine est celui des énergies propres. L’Afrique a un potentiel immense en solaire et en éolien, mais souffre encore de coupures d’électricité chroniques. Les réseaux intelligents, pilotés par IA, peuvent réduire les pertes, intégrer les énergies renouvelables et démocratiser l’accès à l’électricité. De plus, les recherches sur le stockage de l’énergie et sur la fusion nucléaire concernent directement notre avenir : un Think Tank doit préparer les conditions pour que l’Afrique ne soit pas spectatrice, mais acteur de cette révolution.

Un quatrième axe transversal pourrait être l’éducation et la formation. Car sans compétences locales, toutes les technologies resteront importées et dépendantes. Le Think Tank devrait proposer des stratégies pour former une génération de data scientists, d’ingénieurs, mais aussi de philosophes et de juristes capables de penser l’IA de manière critique.

En somme, les priorités doivent être choisies non pas selon la mode technologique mondiale, mais selon les besoins africains. La singularité ne doit pas être un rêve abstrait. Elle doit devenir une stratégie concrète pour sauver des vies, nourrir des populations et construire une autonomie énergétique.

N’y a-t-il pas un risque de dépendance accrue vis-à-vis des géants du numérique ?

Oui, et ce risque est probablement le plus grand danger que court l’Afrique face à la singularité. Aujourd’hui déjà, nos données transitent par les serveurs des grandes entreprises américaines et chinoises. Les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) et les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) contrôlent une grande partie des infrastructures numériques. Dans un monde où l’IA devient le moteur de la singularité, rester dépendant de ces acteurs, c’est accepter une nouvelle forme de colonisation — une colonisation numérique.

Le problème n’est pas seulement économique. Il est aussi politique et culturel. Celui qui contrôle les données contrôle les comportements, influence les choix de consommation, oriente les débats publics. L’Afrique pourrait devenir un immense marché passif, consommant des technologies conçues ailleurs et payant le prix fort en termes de souveraineté.

C’est précisément pour contrer ce risque qu’un Think Tank africain sur la singularité est indispensable. Il ne s’agit pas de rejeter les collaborations internationales, mais de fixer nos conditions. Cela passe par des stratégies claires :
Définir des standards africains de protection des données, adaptés à nos réalités.
Développer nos propres centres de données et infrastructures cloud pour réduire la dépendance.
Favoriser des partenariats équilibrés avec les acteurs étrangers, en négociant un transfert de technologie et en évitant la simple consommation passive.

Nous devons aussi comprendre que la dépendance ne vient pas uniquement des technologies importées, mais du manque de compétences locales. Si l’Afrique ne forme pas massivement ses jeunes aux métiers de l’IA, elle sera condamnée à rester cliente des géants. La meilleure protection contre la dépendance, c’est la compétence.

Enfin, il y a une dimension symbolique. Pendant des siècles, l’Afrique a été le terrain d’expérimentation et d’exploitation des autres. La singularité est l’occasion de briser ce schéma, à condition que nous posions des garde-fous dès maintenant. Si nous échouons, la dépendance ne sera plus seulement économique : elle sera cognitive. Nous penserons avec les outils des autres, et donc avec leurs catégories de pensée.

La singularité peut être une chance de libération ou une nouvelle servitude. Le choix dépendra de notre capacité à anticiper et à agir collectivement.

Quel rôle la jeunesse africaine peut-elle jouer dans ce projet ?

La jeunesse africaine est la clé de voûte de tout projet autour de la singularité. Plus de 60 % de la population du continent a moins de 25 ans. Nulle part ailleurs au monde on ne trouve une telle concentration d’énergie démographique. Mais cette force peut être une bénédiction ou un fardeau. Si elle reste sous-éduquée et sous-employée, elle alimentera les frustrations, les migrations et l’instabilité. Si elle est formée et mobilisée, elle deviendra le moteur de la renaissance africaine.

Le Think Tank sur la singularité doit être conçu comme un espace de transmission et d’inspiration pour cette jeunesse. Il doit lui offrir non seulement des compétences techniques, mais aussi des clés de lecture critique. Car la singularité n’est pas qu’une affaire de programmeurs. C’est aussi une question de valeurs, de gouvernance, d’imagination sociale.

Concrètement, cela signifie développer des programmes de formation en IA, en cybersécurité, en robotique, mais aussi en éthique et en philosophie de la technologie. Il s’agit de créer des profils hybrides, capables d’inventer des solutions tout en anticipant leurs impacts.

La jeunesse africaine est aussi porteuse d’une créativité unique. Dans de nombreux pays, on voit déjà émerger des start-ups qui, avec peu de moyens, développent des applications adaptées aux réalités locales : systèmes de paiement mobile, plateformes de santé à distance, solutions agricoles basées sur des SMS. Cette inventivité doit être amplifiée et reliée aux technologies exponentielles.

Le rôle de la jeunesse n’est pas seulement d’apprendre, mais aussi de réinventer. Elle peut donner à la singularité un visage africain, en intégrant dans l’innovation des dimensions culturelles et communautaires souvent ignorées ailleurs. En Europe ou aux États-Unis, la singularité est pensée en termes d’individus augmentés. En Afrique, elle pourrait être pensée en termes de communautés renforcées.

Enfin, il y a une dimension politique. La jeunesse africaine doit prendre la parole dans les débats internationaux sur l’IA et la singularité. Trop souvent, ces discussions se tiennent sans elle, dans les cercles fermés du Nord. Un Think Tank marocain et africain peut servir de tribune pour porter cette voix et montrer que la jeunesse du continent n’est pas seulement une force de travail bon marché, mais une force de pensée et d’innovation.

​Un dernier mot : pourquoi ce Think Tank est-il indispensable dès aujourd’hui ?

Parce que la singularité n’attendra pas l’Afrique. Le monde est déjà engagé dans une course effrénée où l’IA, les biotechnologies et les énergies nouvelles redessinent les équilibres de pouvoir. Si nous restons spectateurs, nous serons condamnés à subir les choix faits ailleurs. L’histoire nous a montré qu’ignorer une révolution, c’est en payer le prix le plus lourd.

Aujourd’hui, les États-Unis et la Chine investissent des milliards dans l’IA et l’informatique quantique. L’Europe tente de s’imposer comme régulateur éthique. Et l’Afrique ? Elle risque de rester un simple terrain de consommation et d’expérimentation. Nous ne pouvons plus nous permettre ce rôle passif.

Un Think Tank africain de la singularité est indispensable car il permettrait de donner une cohérence à nos stratégies. Il ne s’agit pas de rivaliser avec la Silicon Valley ou Pékin, mais de définir nos propres priorités : nourrir nos populations, soigner nos malades, former nos jeunes, protéger nos données. La singularité doit être un outil de résilience et non une nouvelle dépendance.

L’urgence est aussi générationnelle. La jeunesse africaine est prête, mais elle manque de structures pour canaliser son énergie. Si nous lançons ce Think Tank dès maintenant, nous envoyons un signal fort : l’Afrique prend la parole sur les questions d’avenir. Nous ne voulons plus être simplement intégrés dans des récits écrits ailleurs.

Enfin, il y a un enjeu de souveraineté symbolique. La singularité, c’est aussi une bataille d’imaginaires. Si nous ne participons pas à cette bataille, d’autres définiront pour nous ce que doit être notre futur. Ce serait une nouvelle colonisation, invisible mais redoutable : la colonisation cognitive.

En résumé, le Think Tank n’est pas une option. C’est une nécessité stratégique. Sans lui, l’Afrique sera entraînée dans la singularité des autres. Avec lui, elle pourra construire la sienne, adaptée, inclusive, fidèle à ses valeurs. Et le Maroc, par sa position et son dynamisme, peut être le déclencheur de ce mouvement. L’histoire nous offre une fenêtre. Si nous la manquons, elle ne se rouvrira peut-être pas.

Appel à lancer un Think Tank africain au Maroc de la singularité

Dans cet entretien, Adnane Benchakroun, spécialiste en veille technologique et économie de la connaissance, explore le concept de singularité technologique et son importance stratégique pour l’Afrique. La singularité, explique-t-il, n’est pas une prophétie mais un horizon : le moment où les technologies, et surtout l’intelligence artificielle, dépasseront nos capacités humaines et transformeront nos sociétés.

Aux États-Unis, ce concept inspire un discours techno-optimiste incarné par la Singularity University. En Chine, il est instrumentalisé comme levier de puissance et de souveraineté. En Europe, la prudence domine, avec un accent sur la régulation et l’éthique. L’Afrique, elle, ne peut rester spectatrice : elle doit inventer sa propre lecture de la singularité, adaptée à ses réalités et à ses urgences.

Pour Adnane Benchakroun, le Maroc est idéal pour lancer un Think Tank africain de la singularité : par sa position géostratégique, ses infrastructures numériques, sa diplomatie et son écosystème d’innovation. Les priorités seraient claires : santé publique, agriculture durable, énergies propres et formation des jeunes.

Il met en garde contre le risque de dépendance aux géants du numérique et insiste sur la nécessité d’une souveraineté cognitive. Sans Think Tank, dit-il, l’Afrique subira la singularité des autres ; avec, elle pourra construire la sienne.

Lire l'appel et signer la pétition pour la création d’un Think Tank africain au Maroc de la singularité.Lien ci-dessous





Dimanche 21 Septembre 2025
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