Entretien avec Sophia El Khensae Bentamy : Quand tout nous offense, que reste-t-il du dialogue ?


Dans un Maroc traversé par des mutations profondes culturelles, sociales, générationnelles le vivre-ensemble devient chaque jour un peu plus fragile. Une simple opinion, un mot mal interprété, un rire jugé trop libre, et l’étincelle s’allume : indignation, captures d’écran, jugements tranchés… La parole devient projectile, et le désaccord, un affront personnel.

Pourquoi cette hypersensibilité collective ? Que dit-elle de notre rapport à l’altérité, à la contradiction, à la complexité du monde ? Sommes-nous en train de perdre notre capacité à débattre sans nous diviser ?
Consultante en soft skills et coach en psychologie positive, Sophia El Khensae Bentamy observe ces fractures émergentes au cœur même des entreprises, des familles, des ateliers qu’elle anime. Elle pose un regard lucide, mais jamais résigné, sur cette époque où “mieux communiquer” est devenu, plus que jamais, une question de survie collective.

Dans cet entretien approfondi, elle nous invite à sortir des automatismes émotionnels, à ralentir nos réactions, et à réhabiliter ce qui nous unit : l’écoute, la nuance, le respect de l’autre. Une conversation nécessaire à l’heure où chaque mot peut être une bombe… ou un pont.



Question : Madame Sophia, vous évoquez une “spirale émotionnelle” dans le tissu social marocain. Qu’entendez-vous exactement par là ? Et pourquoi cette métaphore ?

Dans vos propos, vous utilisez souventl’image forte d’une spirale émotionnelle qui semble emporter nos rapports humains. Est-ce à dire que notre société est désormais piégée dans une mécanique où l’émotion prime sur la réflexion ? Quels signes vous ont alertée dans vos ateliers et votre observation quotidienne ?


Sophia El Khensae Bentamy : Effectivement, j’utilise le terme “spirale émotionnelle” pour décrire un état collectif qui devient presque automatique : une montée rapide de l’indignation dès qu’une opinion, une image, un comportement ne rentre pas dans nos cadres. Cette spirale commence souvent par un détail : un post Instagram, un rire déplacé, une phrase interprétée hors contexte. Puis tout s’emballe. La capture d’écran devient un tribunal, les commentaires remplacent le dialogue, et l’indignation prend le dessus. Cela crée une dynamique où la pensée critique est court-circuitée, où les nuances disparaissent.

Ce que j’observe dans mes ateliers – que ce soit avec des jeunes, des parents, des cadres – c’est une réactivité émotionnelle croissante. Beaucoup se sentent attaqués au moindre désaccord. Le besoin d’avoir raison est si fort qu’il empêche l’écoute réelle. On confond contradiction et agression, et cela crée une atmosphère de crispation. Cette spirale ne laisse pas le temps à la respiration, au recul, à la compréhension. Or, sans ces espaces, il n’y a plus de ponts entre nous, juste des murs. D’où l’urgence, à mon sens, d’apprendre à sortir de ce piège émotionnel.

Comment expliquez-vous que le désaccord soit aujourd’hui vécu comme une attaque personnelle plutôt qu’une richesse pour le débat ?
Le simple fait d’exprimer un point de vue différent semble suffisant pour déclencher des tensions, voire des conflits. Comment en sommes-nous arrivés là ? Et pourquoi ce rejet du dissensus dans un pays pourtant riche de contradictions et de pluralités ?

Sophia El Khensae Bentamy : C’est un phénomène que je rencontre souvent : un désaccord, même formulé calmement, est ressenti comme une remise en cause de l’identité de l’autre. C’est là que réside le nœud du problème : nous avons de plus en plus de mal à distinguer l’opinion de la personne. Or, être en désaccord avec une idée ne signifie pas rejeter celui ou celle qui la porte.

Il faut dire que dans notre société marocaine, encore marquée par une forte culture du consensus apparent et de l’honneur, le conflit est souvent évité ou alors il explose de manière violente. On a peu d’espaces pour apprendre à débattre sans se blesser. Et sur les réseaux sociaux, ce problème est amplifié : la forme brève, le jugement immédiat, l’anonymat parfois, font que la nuance est évacuée.

Mais un désaccord, bien géré, peut être une opportunité formidable d’élargir sa vision. Il peut nous faire sortir de nos bulles de pensée, de nos automatismes. À condition d’y entrer avec une intention de compréhension et non de domination. Et ça, c’est une compétence que l’on doit apprendre et transmettre dès le plus jeune âge.

Vous parlez d’un “besoin viscéral d’avoir raison”. Est-ce que ce besoin est nouveau, ou bien est-il accentué par notre époque ?
Vous semblez pointer une crispation sur le “je” et la “vérité personnelle” qui empêche le dialogue. Est-ce un effet de la modernité numérique ou d’une crise plus profonde du lien social ?


Sophia El Khensae Bentamy : Le besoin d’avoir raison n’est pas nouveau, mais il a pris une forme plus radicale aujourd’hui. L’individualisme moderne, nourri par les réseaux sociaux, pousse chacun à construire une identité forte, une posture affichée, parfois même une “marque personnelle”. Dans ce contexte, reconnaître qu’on peut se tromper est perçu comme une faiblesse. Or, dialoguer, c’est accepter d’être transformé par la parole de l’autre. C’est risqué, mais aussi profondément humain.

Dans mes ateliers, je remarque que ce besoin d’avoir raison est souvent lié à la peur d’être effacé. De ne pas être écouté. C’est un besoin d’existence, de reconnaissance, qui s’exprime parfois maladroitement. Mais cette posture figée empêche la rencontre. Elle transforme la communication en affrontement, au lieu d’en faire une co-construction.

Nous avons besoin de réhabiliter le doute, l’humilité, la possibilité de changer d’avis. Cela ne veut pas dire être faible, mais être suffisamment fort pour accueillir l’altérité sans s’y perdre.

Selon vous, pourquoi les différences – culturelles, générationnelles, sociales – deviennent-elles si vite des lignes de fracture au lieu de sources d’enrichissement ?
Entre jeunes et aînés, entre urbains et ruraux, entre tradition et modernité… on observe de plus en plus de malentendus durables. Pourquoi cette polarisation ?


Sophia El Khensae Bentamy : Parce que notre société est en pleine mutation, et que tout changement vient avec son lot d’inquiétudes. Le Maroc est traversé par des tensions fortes entre l’attachement aux valeurs traditionnelles et les aspirations modernes. Cela peut créer un sentiment d’insécurité culturelle. Chacun se replie sur ce qu’il connaît, sur ce qui lui donne une identité. D’où le réflexe de rejeter ce qui est différent.

Mais ce repli, s’il n’est pas conscientisé, devient un enfermement. Au lieu de dialoguer, on catégorise. Il y aurait les “bons” et les “méchants”, les “authentiques” et les “corrompus”, les “modernes” et les “rétrogrades”. Or cette grille de lecture est simpliste, voire dangereuse. Elle nous empêche de voir les nuances, les passerelles possibles.

J’insiste souvent dans mes interventions sur la nécessité de changer de posture : ne pas chercher à avoir le dernier mot, mais le mot juste. Celui qui ouvre, pas celui qui claque. Et pour cela, il faut apprendre à écouter au-delà des apparences. À accueillir les récits des autres sans les invalider.

Vous posez une question centrale : “Suis-je en train d’attaquer ou de chercher à comprendre ?” Pourquoi est-elle si essentielle à vos yeux ?
En quoi cette question simple, presque anodine, peut-elle transformer notre manière de communiquer au quotidien ?


Sophia El Khensae Bentamy : Parce qu’elle introduit une pause. Un moment de recul. Et dans cette pause, il y a la possibilité d’un choix. Très souvent, nous réagissons sur le mode de l’impulsion. Un mot nous déplaît, une image nous choque, et nous répondons sans filtre. Mais si, à cet instant, nous pouvions juste respirer et nous interroger sincèrement : “Qu’est-ce qui me pousse à réagir ? Est-ce la peur, la colère, l’ego blessé ? Ou bien une vraie envie de comprendre ce que l’autre dit, même si cela me dérange ?”

Cette question ne change pas seulement la conversation, elle change notre rapport à l’autre. Elle transforme un conflit potentiel en opportunité relationnelle. Elle nous redonne le pouvoir d’agir avec conscience, et non sous le coup de l’émotion.

Dans mes ateliers, je propose souvent des mises en situation. Et lorsque les participants commencent à intégrer cette question réflexe, leur communication devient plus fluide, plus empathique. Ils se sentent moins agressés, et du coup, moins agressifs. C’est un cercle vertueux.

Vous proposez l’idée d’une “éducation émotionnelle collective”. En quoi consiste-t-elle exactement ? Et pourquoi la considérez-vous comme une compétence sociale vitale pour le Maroc d’aujourd’hui ?
L’éducation émotionnelle reste peu intégrée dans les parcours scolaires ou professionnels. Pourtant, vous en faites une priorité. Est-ce un outil de prévention ? Une solution structurelle aux tensions actuelles ? Que devrait-elle enseigner selon vous ?


Sophia El Khensae Bentamy : L’éducation émotionnelle, telle que je la conçois, ne consiste pas simplement à “gérer ses émotions” de manière individuelle, mais à apprendre ensemble à mieux vivre nos émotions dans les interactions sociales. C’est une démarche collective, presque civique, qui vise à développer des compétences essentielles : l’écoute active, la patience relationnelle, la tolérance au désaccord, la régulation émotionnelle, la capacité à nuancer son jugement.

Dans un Maroc où les transitions sont multiples – générationnelles, économiques, culturelles – cette éducation devient indispensable pour construire un vivre-ensemble apaisé. Sans elle, les tensions s’accumulent, les malentendus se figent, et les crispations deviennent structurelles.

J’appelle cela une compétence sociale vitale parce qu’elle conditionne notre capacité à collaborer, à innover, à cohabiter. Ce n’est ni un luxe ni une théorie abstraite : c’est une nécessité de terrain. Elle devrait être intégrée dans les écoles, les familles, les entreprises, les médias, partout où la communication joue un rôle.

Nous avons longtemps misé sur le savoir académique ou technique. Mais aujourd’hui, l’intelligence sociale, émotionnelle, et relationnelle est ce qui fera la différence entre une société fracturée et une société résiliente. Et cela s’apprend, à tout âge.

Dans un climat saturé par les clashs en ligne et les jugements instantanés, quel rôle attribuez-vous aux réseaux sociaux ? Sont-ils des outils de libération ou des amplificateurs de la polarisation ?
On entend souvent dire que les réseaux sociaux sont un miroir de la société. Mais ne sont-ils pas aussi devenus des caisses de résonance pour l’indignation facile ? Peut-on y réintroduire de la nuance ?


Sophia El Khensae Bentamy : Les réseaux sociaux ont certes offert des espaces d’expression précieux, notamment à ceux qui étaient peu entendus. Ils ont permis de visibiliser des causes, de fédérer des mouvements, de dénoncer des injustices. Mais en parallèle, ils ont aussi engendré des mécanismes de simplification extrême : le tweet cinglant, le post viral, la punchline accusatrice sont devenus des monnaies courantes.

Ce que je constate, c’est une accélération de la réaction, sans temps pour la réflexion. Et dans cette logique, l’indignation devient une forme de spectacle, de posture. Il faut vite réagir, vite juger, vite “cancel”. Mais cette vitesse détruit la complexité, et donc, l’humanité des relations.

Peut-on réintroduire de la nuance ? Oui, mais cela demande un effort conscient. Il faut créer des espaces alternatifs, valoriser les contenus qui approfondissent plutôt que ceux qui divisent. Il faut aussi, individuellement, apprendre à ralentir, à ne pas commenter tout de suite, à ne pas relayer sans vérifier, à poser des questions plutôt que de conclure.

Je crois que les réseaux sociaux ne sont ni bons ni mauvais en soi. Ils sont des amplificateurs. À nous de choisir ce que nous voulons amplifier. Et cela commence par la manière dont chacun de nous y participe.

Enfin, vous terminez vos chroniques par une invitation à ralentir, à poser des questions avant de juger, et à faire preuve d’intelligence sociale. En quoi est-ce un acte de résistance dans le monde actuel ?
Face à l’hyper-réactivité ambiante, la lenteur et l’écoute peuvent sembler contre-culturelles. Pourquoi les défendez-vous comme des formes de courage et non de faiblesse ?


Sophia El Khensae Bentamy : Ralentir dans un monde qui nous pousse à aller vite, à réagir, à dénoncer, c’est déjà un acte de résistance. Cela demande du courage. Parce que cela va à contre-courant de la tendance dominante. Parce que cela suppose de ne pas céder à l’appel du like facile ou du jugement instantané. Et surtout, parce que cela implique d’assumer une posture plus humaine, plus vulnérable, parfois même minoritaire.

Faire preuve d’intelligence sociale, ce n’est pas fuir le conflit, mais le gérer avec maturité. C’est refuser de transformer chaque divergence en affrontement. C’est offrir à l’autre le bénéfice du doute, et à soi-même la possibilité d’apprendre.

Dans mes formations, je parle souvent de “muscles relationnels” à entraîner. L’écoute, la patience, la reformulation, la curiosité bienveillante. Ce sont des actes simples, mais puissants. Ils ne font pas de bruit, mais construisent les ponts silencieux qui tiennent une société debout.

Dans le Maroc d’aujourd’hui, où les défis sont multiples – chômage, précarité, tensions identitaires – gaspiller notre énergie dans des querelles stériles est un luxe que nous ne pouvons plus nous permettre. Ralentir, comprendre, dialoguer, ce n’est pas renoncer à nos convictions. C’est choisir de les exprimer d’une manière qui répare plutôt que de déchirer.

Mercredi 30 Juillet 2025



Rédigé par La rédaction le Mercredi 30 Juillet 2025
Dans la même rubrique :