Entretien avec Zineb Mekouar : “Les abeilles, la terre, l’enfance... et la puissance de la fragilité”


Rédigé par le Jeudi 3 Juillet 2025

Dans un monde où les tragédies collectives brouillent les repères et où la littérature se cherche parfois entre esthétique et engagement, Zineb Mekouar trace un sillon singulier. À tout juste trente ans, l’écrivaine franco-marocaine a reçu en 2025 le Prix Henri de Régnier de l’Académie française pour son bouleversant roman Souviens-toi des abeilles. Un texte à la fois lumineux et grave, enraciné dans le village d’Inzerki – écrin oublié du patrimoine amazigh – où bourdonnent mémoire, deuil, amour maternel et murmures du vivant. À travers la voix d’un enfant nommé Anir et la symbolique fragile mais puissante des abeilles, Zineb Mekouar signe un chant littéraire aux accents poétiques et politiques. Dans cet entretien mené par Adnane Benchakroun pour L’ODJ Média, elle évoque ses influences, son lien viscéral à la nature, son engagement pour les voix marginalisées, et sa vision d’une écriture qui relie, soigne et éclaire.



Rencontre avec une voix qui chuchote des vérités essentielles, à l’ombre du silence et au cœur du monde.

1. Madame Zineb Mekouar, que représente pour vous le Prix Henri de Régnier de l’Académie française ? Recevoir une distinction aussi prestigieuse, si tôt dans votre parcours, doit être à la fois un honneur et un défi. Que ressentez-vous, et comment accueillez-vous cette reconnaissance ?

Je suis très émue de ce prix remis par une institution que j’admire et estime énormément. Je suis heureuse que les thèmes de mon roman, à savoir l’amour de la mère et de la terre, mais aussi la douleur et la force que l’on puise pour vivre avec des tragédies intimes ou collectives, soient mis en avant. Je dédie ce prix aux habitants d’Inzerki qui m’ont accueillie et qui ont partagé avec moi leurs savoirs, leurs histoires et leur miel. Ce prix me donne du courage pour continuer sur le chemin bouleversant de l’écriture et j’espère que les lectrices et lecteurs seront, comme pour mes deux premiers romans, au rendez-vous !

2. Votre roman se déroule dans le village d’Inzerki, autour du plus ancien rucher du monde. Pourquoi ce lieu et cette symbolique des abeilles ? Comment ce choix géographique et métaphorique s’est-il imposé dans votre écriture ? Et que disent les abeilles, selon vous, du monde d’aujourd’hui ?

J’ai découvert ce lieu par hasard et je l’ai trouvé éblouissant de couleurs, de beauté, de parfums, de lumière. C’est un joyau du patrimoine amazigh et marocain, et peu de gens le connaissaient. J’ai voulu raconter une histoire à partir de là, en remettant l’humain à sa juste place, c’est-à-dire un parmi les nombreux êtres vivants sur terre, et non au centre de tout.

Les abeilles sont d’une grande fragilité mais aussi d’une grande puissance. Dans une société où la puissance est souvent synonyme de force « robotisée » ou aggressive, où la fragilité est considérée comme une faiblesse, regarder les abeilles et la nature, avec sa beauté, nous apprend une sagesse inverse : notre fragilité, notre humanité sont synonymes de puissance et non de faiblesse.

C’est important de montrer cela et puis de montrer à quel point les abeilles, qui sont les gardiennes de la vie puisqu’elles permettent aussi la pollinisation de nombreux fruits et légumes, sont en danger aujourd’hui à cause de la sécheresse. Par le roman, j’ai voulu montrer que nous devons prendre conscience de la beauté qui nous entourent et essayer de la préserver.

3. Le personnage d’Anir, jeune enfant au regard lucide et sensible, porte le récit. Pourquoi avoir choisi ce point de vue ? Est-ce une manière pour vous de convoquer l’innocence pour mieux parler de sujets profonds comme la perte, le deuil ou la mémoire ?

Je voulais montrer, à hauteur d’enfant, ce que cela signifie de devoir quitter sa terre à cause de la sécheresse, ce que cela signifie de perdre les abeilles. Les enfants ont encore une innocence et une imagination qui permettent d’aller directement toucher le cœur de l’Autre. Je voulais parler de sujets d’actualité mais avec le cœur, et pas avec la tête, la rationalité. Avec un regard d’enfant, à travers un roman, on touche à l’émotion pure. Le roman est le plus court chemin pour aller d’un cœur à l’autre.

4. Le roman est traversé par un chant lancinant, une berceuse entêtante. Quelle place accordez-vous à l’oralité et à la musicalité dans votre écriture ? Peut-on dire que Souviens-toi des abeilles est un roman « sonore » autant que narratif ?

La musique est fondamentale pour moi. Nietzche disait « Sans musique, la vie serait une erreur ». Je suis d’accord. Et puis, quand je suis allée sur le lieu, le bourdonnement des abeilles ressemblait à une berceuse… mais aussi, lorsqu’il faisait trop chaud, à un son difficile à supporter… il y avait à la fois la lumière et la douleur dans ce son, j’ai voulu le garder durant tout le livre pour montrer cela, le paradoxe qu’il y a dans toute vie comme dans tout amour, même maternel.

5. La santé mentale, la transmission du trauma et le silence familial sont au cœur du récit. Ces thèmes sont-ils inspirés d’expériences personnelles ou de préoccupations sociétales ? Pourquoi était-ce important pour vous d’aborder ces questions dans un roman ?

Les thèmes de mes romans sont toujours un mélange entre des émotions ressenties ou vues chez d’autres, et sont forcément inspirés d’un contexte, d’une époque, la nôtre. Je pense qu’il est primordial aujourd’hui de prendre soin des marginalisés, et malheureusement dans la société marocaine beaucoup le sont : les femmes le sont, d’une certaine manière, les enfants vulnérables économiquement aussi. Les personnes handicapées, que ce soit un handicap physique ou mental, sont aussi, trop souvent, mis au banc de la société. La littérature montre la vie, sans jugement. Et montre aussi ce que l’on pourrait améliorer dans notre vivre-ensemble.

6. Votre roman met en miroir deux mondes : le village traditionnel et la ville moderne, l’enracinement et l’exil. Est-ce une métaphore de votre propre rapport entre le Maroc et la France ? Comment construisez-vous cette identité plurielle dans votre œuvre ?

Non ce n’est pas une métaphore entre le Maroc et la France, c’est simplement une envie que j’avais de montrer la beauté d’une nature qui n’est pas domptée par l’homme – et la beauté de cette nature, mais aussi sa difficulté, son indifférence face aux humains lorsqu’elle tremble, qu’elle gronde. Je voulais montrer que cette terre est aussi malmenée par notre capitalisme effréné, mais je voulais faire cela sur le ton du conte. Je ne décris dans mon roman que la campagne, la nature, et pas vraiment la ville. C’était un livre sur la terre rouge et ocre du sud de notre Maroc. Avec sa beauté et ses douleurs.

7. Le style de votre roman est à la fois poétique, sensoriel et épuré. Comment travaillez-vous la langue ? Et quelles influences littéraires revendiquez-vous ? Y a-t-il des écrivains ou traditions qui vous accompagnent dans l’écriture ?

Merci pour vos mots. J’ai beaucoup de grands maîtres évidemment, on devient écrivain d’abord et avant tout parce-que nous aimons lire, et que certains livres sont des livres-refuges. J’ai beaucoup d’écrivains que j’admire : Marguerite Duras, Camus mais aussi les grands écrivains d’Amérique Latine – je pense à Mario Vargas Llosa qui vient de nous quitter il y a quelques mois -, des poètes aussi – Borges notamment. Des Marocains bien sûr, comme Abdellatif Lâabi ou Tahar Ben Jelloun. Et puis des écrivains de partout, à travers leurs livres. J’aime voyager, et il n’y a rien de mieux qu’un livre pour faire le tour du monde. « Le Dieu des Petits Riens » d’Arundhati Roy nous emmène en Inde, « Une affaire personnelle » de Kenzaburo Oé au Japon, « Beloved » de Toni Morrison aux Etats-Unis… je suis curieuse du monde.

8. Le roman a aussi reçu le Prix Folire, décerné par des patients d’hôpitaux psychiatriques. Cette reconnaissance singulière vous a-t-elle particulièrement touchée ? Comment avez-vous réagi à ce prix très humain et différent des distinctions classiques ?

J’ai été extrêmement émue. Ce prix est très humain, très sincère. J’ai eu la chance de pouvoir rencontrer les patients dans le cadre de la sélection pour ce prix. C’était bouleversant d’humanité et de profondeur. De rire et de joie, aussi ! Je suis très émue que « Souviens-toi des abeilles » aient eu cette récompense qui montre l’importance de la littérature dans notre équilibre intime et dans notre rapport à l’autre.

9. En tant qu’écrivaine franco-marocaine, sentez-vous que votre voix occupe un espace spécifique dans la littérature francophone actuelle ?

Avez-vous le sentiment de devoir combler un vide, représenter une mémoire ou un imaginaire absent jusqu’ici ?

L’écriture pour moi est un acte tout d’abord charnel, j’essaye d’y mettre le plus d’authenticité et de sincérité possibles. J’essaye aussi de rencontrer l’humanité de l’Autre, aussi, et de la transmettre dans mes romans. Je ne pose aucune autre question !

10. Enfin, après La poule et son cumin et Souviens-toi des abeilles, que préparez-vous pour la suite ?
Vers quels territoires – réels ou intérieurs – souhaitez-vous orienter votre écriture à venir ?


Tout ce que je peux dire c’est que je travaille beaucoup pour les prochains romans… envoyez-moi de bonnes ondes !




Jeudi 3 Juillet 2025
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