Fiction : Ma grand-mère contre Big Pharma : l’affaire Artemisia




La plante, le secret et la grand-mère

Je me souviens de ce matin-là, un matin d’octobre au parfum de menthe et de romarin, lorsque tout a commencé. Ma grand-mère, Lalla Zohra, vivait dans un petit village accroché aux montagnes de l’Atlas, là où les savoirs se transmettent encore à voix basse, de mère en fille, sous l’olivier. Elle m'avait appris que chaque plante avait une âme, un langage secret, une mémoire.

Mais il y en avait une qu’elle cultivait à l’écart, dans un coin ombragé derrière sa maison, avec une révérence presque sacrée : Artemisia annua. "La plante de la Lune", disait-elle. Elle l'appelait الدواء اللي كيغلب الموت – le remède qui défie la mort.

Ce jour-là, elle m’avait tendu une tisane ambrée et amère. "C’est pour ton cousin. Il a encore la fièvre." Une infusion qu’elle préparait chaque fois que le paludisme frappait. Et chaque fois, les enfants guérissaient. Sans effets secondaires. Sans ordonnance. Sans laboratoire.

​Les premiers soupçons

Mais le monde, lui, ne guérit pas aussi facilement. Quelques semaines plus tard, une équipe en costume-cravate débarque dans le village. Des hommes polis, trop polis. L’un d’eux parlait un arabe impeccable, l’autre griffonnait tout sur un carnet. Ils posaient des questions. Sur les plantes, les remèdes, les pratiques locales.

"Nous sommes des chercheurs", disaient-ils.

Ma grand-mère les a reçus avec du thé, comme il se doit. Mais son regard était inquiet. Elle les connaissait, ces "chercheurs" : elle les avait déjà vus, des années plus tôt, lors d’une récolte de myrte qui s’était soldée par un brevet en Allemagne — sans jamais mentionner les femmes qui l’avaient cultivé.

​La menace silencieuse

Trois mois plus tard, une lettre d'un avocat américain est arrivée. Officielle. Froide. Elle parlait de réglementation sanitaire, de mise en danger, de pratiques illégales. On y interdisait la culture d’une certaine Artemisia annua, classée désormais comme substance médicinale à usage restreint. En clair : illégale sans autorisation.

"Big Pharma," grogna mon oncle, ancien pharmacien reconverti en apiculteur. "Ils ont vu que ça marche. Et comme ils peuvent pas la breveter, ils préfèrent l’interdire."

Mais ce n’était pas seulement une plante qu’ils visaient. C’était un savoir, une liberté. Ma grand-mère fut convoquée par les autorités locales. On voulait qu’elle détruise son jardin médicinal. Qu’elle signe un papier. Qu’elle se taise.

​La résistance des simples

Elle refusa.

Et comme toujours, elle fit appel aux anciens. Les femmes du village, les guérisseurs, même quelques jeunes médecins formés en ville mais conscients du pouvoir des plantes. Ils organisèrent une réunion dans la mosquée, puis une autre sur la place centrale. En quelques jours, des dizaines de villages alentour prenaient part à ce qu’ils appelaient "la résistance des simples" , les simples, nom ancien pour les herbes médicinales.

Un blogueur berbère relaya l’affaire. Puis une ONG allemande. Puis une militante française en santé naturelle. Et enfin, la Maison de l’Artemisia. En quelques semaines, l’histoire de Lalla Zohra faisait le tour du monde.

​L’arme du silence

Mais Big Pharma ne riposte jamais frontalement. Elle achète le silence. La Fédération des pharmaciens reçut une donation importante pour "la modernisation de l’accès aux médicaments en milieu rural". Et subitement, les médias nationaux oublièrent l’histoire.

Ma grand-mère, elle, faillit être arrêtée. Mais les femmes du village la protégèrent. Elles avaient préparé un mur humain le jour où la police devait venir. Le chef de poste, lui-même soigné autrefois avec ses tisanes, fit semblant de ne pas trouver la maison.

​Héritage : ​la mémoire et le thé

Aujourd’hui, Lalla Zohra n’est plus. Mais son jardin est toujours là. Les plantes y poussent librement, et chaque année, à la saison des pluies, les femmes récoltent les semences d’Artemisia annua et les envoient discrètement aux quatre coins du pays. Parfois même plus loin.

Ce n’est pas qu’une histoire de plante. C’est une histoire de pouvoir. Une bataille entre deux médecines, deux visions du soin : celle de la molécule isolée, vendue à prix d’or, et celle du vivant, enraciné, partagé.

Je bois encore parfois la tisane amère de ma grand-mère. Et je repense à ses mots :
"Quand la médecine oublie l’humain, c’est à nous de nous souvenir des plantes."

Jeudi 15 Mai 2025



Rédigé par le Jeudi 15 Mai 2025
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