Grande distribution au Maroc : vers un oligopole silencieux ?

Concentration, marges, pouvoir de marché : une menace discrète mais réelle pour les équilibres économiques et sociaux


Rédigé par Hajar DEHANE le Vendredi 11 Juillet 2025



​ L’illusion du choix dans les rayons

Lorsque les consommateurs déambulent dans les rayons des supermarchés marocains, ils ont le sentiment de bénéficier d’un vaste choix de produits, de marques et de promotions. Pourtant, derrière cette abondance apparente se cache une concentration croissante du pouvoir de marché entre les mains de quelques groupes de la grande distribution.

Le Conseil de la Concurrence, dans son Avis A/1/25 publié en février 2025, alerte sur l’émergence d’un oligopole silencieux, dans lequel une poignée d’enseignes structurées imposent leurs règles aux fournisseurs, façonnent l’offre disponible, et influencent – voire fabriquent – les prix de vente.

Ce phénomène, qui progresse sans bruit, est devenu l’un des grands déséquilibres de l’écosystème alimentaire marocain.

​Une croissance rapide… et asymétrique

Au cours des deux dernières décennies, le Maroc a connu une véritable mutation de son paysage commercial. Le secteur de la grande distribution, encore marginal à la fin des années 1990, est aujourd’hui un pilier économique incontournable.

Selon les données du rapport, le nombre de grandes et moyennes surfaces (GMS) est passé de moins de 100 en 2005 à plus de 750 en 2023. Les principales enseignes (Marjane, Carrefour Label’Vie, BIM, Asswak Assalam) se partagent près de 90 % du marché structuré de l’alimentaire.

Ce développement a été soutenu par les pouvoirs publics, qui y ont vu un vecteur de modernisation et d’emploi formel. Mais cette évolution s’est faite sans véritable stratégie d’équilibre entre les acteurs, ni politique antitrust anticipée.

​ Une domination croissante sur les fournisseurs

Le rapport souligne que cette concentration donne aux grandes enseignes un pouvoir de négociation démesuré vis-à-vis des producteurs et des industriels.

Trois mécanismes principaux leur permettent d’imposer leurs conditions :

Les marges arrière, qui représentent des commissions versées par les fournisseurs pour avoir accès aux rayons, ou pour des opérations promotionnelles.
Les contrats d’exclusivité, notamment pour les MDD (marques de distributeurs), qui limitent l’autonomie des industriels.
Les délais de paiement très longs, souvent supérieurs à 90 jours, qui fragilisent les trésoreries des petites entreprises.

Ce déséquilibre provoque un écrémage du tissu productif : seuls les plus solides, les plus capitalisés ou ceux disposant d’un soutien international peuvent survivre dans la durée. Les autres disparaissent ou se replient sur les circuits traditionnels.

​Marques distributeurs : un outil de contrôle de l’offre

L’émergence des MDD (marques de distributeurs) est au cœur de cette logique. Initialement présentées comme des alternatives à bas prix, ces marques sont devenues une arme stratégique pour renforcer le pouvoir de marché des enseignes.

Elles permettent aux distributeurs :

d’exiger des conditions tarifaires drastiques à leurs fournisseurs sous-traitants ;
de capter une part croissante de la valeur ajoutée en réduisant l’intermédiation ;
de façonner la consommation, en imposant des standards, des formats et des goûts à leur convenance.

Le Conseil de la Concurrence observe que, dans certaines catégories (lait, jus, farine, détergents), les MDD représentent désormais jusqu’à 40 % des ventes en GMS, reléguant les marques locales à des positions marginales.

​ Impact sur la diversité et la concurrence

La concentration des GMS pose un risque majeur sur la diversité de l’offre disponible pour les consommateurs. Plus les distributeurs deviennent dominants, plus ils standardisent leurs assortiments et favorisent les produits à forte rentabilité, souvent au détriment des produits artisanaux, régionaux ou moins connus.

Ce phénomène crée un cercle vicieux :

Moins de diversité = moins de concurrence réelle ;
Moins de concurrence = marges plus élevées ;
Marges plus élevées = exclusion des petits producteurs.

Ainsi, un pot de confiture de figues d’une coopérative de Taza ou un sachet de semoule traditionnelle du Moyen Atlas n’a quasiment aucune chance de figurer en rayon d’un hypermarché à Casablanca ou Rabat.

​ Un ancrage territorial déséquilibré

Le développement de la grande distribution s’est également fait de manière très inégale sur le territoire. Les grandes enseignes se sont concentrées sur les grands pôles urbains : Casablanca, Rabat, Marrakech, Fès, Tanger. Les villes moyennes, les zones périurbaines et les territoires ruraux ont été peu ou mal desservis.

Cette stratégie de localisation, dictée par la rentabilité immédiate, a deux conséquences majeures :

Elle aggrave les écarts d’accès à des produits standards, de qualité constante, à prix compétitif.
Elle affaiblit le commerce de proximité dans les quartiers où les GMS s’implantent massivement sans coordination urbaine.

Le Conseil appelle à une planification plus équilibrée de l’urbanisme commercial, pour éviter les implantations anarchiques et destructrices.

​Vers un monopole comportemental ?

Le Conseil va plus loin : il évoque l’émergence d’un "monopole comportemental", où une poignée d’enseignes ne contrôle pas seulement l’offre, mais oriente aussi les préférences et les pratiques de consommation.

À travers la data (cartes de fidélité, tracking des ventes), les GMS accumulent une connaissance fine des habitudes des clients, leur permettant d’ajuster en permanence les prix, les stocks, les promotions. Cette intelligence commerciale asymétrique donne aux GMS une longueur d’avance permanente sur tous les autres acteurs du secteur.

​Recommandations : rééquilibrer le jeu

Le Conseil de la Concurrence ne se contente pas de dresser un constat alarmant. Il propose des leviers concrets d’action :

Encadrer les marges arrière par la loi, avec transparence contractuelle obligatoire ;
Favoriser la diversité des fournisseurs par des quotas minimum de produits locaux ou artisanaux ;
Imposer un plafond à la part de marché maximale d’une enseigne dans une zone géographique ;
Créer une autorité de régulation sectorielle dédiée à la distribution, indépendante et dotée de pouvoirs d’enquête 
Accompagner la digitalisation du commerce traditionnel pour qu’il puisse mieux résister à la pression des GMS.

​ un modèle à réinventer, avant qu’il ne soit trop tard

La grande distribution n’est pas, en soi, un problème. Elle peut améliorer la logistique, formaliser l’emploi, élargir l’accès à des produits variés. Mais lorsqu’elle évolue sans contre-pouvoirs, sans transparence, et sans vision territoriale équilibrée, elle devient une machine à exclure, à concentrer la richesse et à uniformiser la consommation.

Aujourd’hui, le Maroc a encore le choix. Celui de poser des garde-fous. De réhabiliter la concurrence. De protéger les petits fournisseurs. Et surtout, de rappeler qu’un rayon bien rempli ne garantit ni la diversité, ni la justice.




Vendredi 11 Juillet 2025
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