IA et emploi : le Maroc face à l’iceberg invisible des métiers qui basculent

Il y a ceux qui analysent l’impact de l’IA sur l’emploi… et ceux qui préfèrent rester paralysés


Rédigé par La rédaction le Jeudi 27 Novembre 2025

Le Maroc parle beaucoup d’intelligence artificielle. Il en rêve parfois, il la redoute souvent. Mais entre ceux qui étudient sérieusement l’impact de cette révolution sur les métiers et ceux qui espèrent que « cela ne nous concerne pas trop », un fossé inquiétant se creuse. Pendant ce temps, une étude du MIT, publiée cette semaine, montre que la vague qui arrive est bien plus haute que prévu. À l’étranger, on mesure. On simule. On anticipe. Chez nous, on débat encore de « menace » ou « opportunité ». La vraie question devient urgente : qui se prépare vraiment… et qui se contente de regarder l’iceberg sans bouger ?

Où sont nos institutions de l’emploi ? Et pourquoi le Maroc n’a toujours pas son “Iceberg Index” ?



Emploi, IA et transformation des métiers : un choc annoncé

Le Maroc observe avec inquiétude l’évolution du marché du travail, surtout pour les vingt-quatre – cinquante-quatre ans, qui vivent déjà une double pression : une économie plus compétitive et une technologie qui avance sans demander la permission. Les jeunes diplômés, eux, sont souvent les premiers exposés. Rien d’étonnant à ce que les études internationales sur l’emploi tournent en boucle sur les réseaux : elles réveillent une angoisse collective, un « futur du travail » emballé dans des graphiques qui s’étendent sur des décennies.

Mais une publication récente du MIT vient secouer le cocotier. Non seulement elle estime que l’impact potentiel de l’IA est sous-évalué, mais elle démontre aussi, chiffres solides à l’appui, que les métiers menacés ne sont pas ceux auxquels on pense le plus souvent.

L’étude estime que l’IA pourrait déjà remplacer 11,7 % des emplois aux États-Unis (1 200 milliards de dollars de salaires concernés) . Ce chiffre n’est pas une prophétie futuriste : il s’appuie sur un modèle analysant des tâches réelles, à partir des compétences requises pour chacun des 923 métiers étudiés. Chaque poste est décortiqué en micro-tâches, puis comparé aux capacités des systèmes d’IA actuels. Résultat : l’IA sait déjà faire beaucoup plus que ce que le débat public lui prête.

En face, le Surface Index – ce que l’on observe réellement aujourd’hui – ne montre qu’une exposition de 2,2 % dans dans la tech. Le contraste est vertigineux. Ce que nous voyons n’est que la pointe émergée.

« Ce n’est pas l’IA qui est inquiétante, c’est notre ignorance de son potentiel réel », commente un expert américain cité dans le rapport. La formule pourrait s’appliquer tel quel au Maroc.

​Iceberg Index : une méthode qui change le débat mondial (IA, impact, analyse)

Le cœur de cette étude s’appelle Iceberg Index, conçu par le MIT avec le Oak Ridge National Laboratory (ORNL). Une prouesse technique : la création d’un marché du travail jumeau, version numérique des interactions entre 151 millions de travailleurs et une armée d’agents d’IA.

Dans cette gigantesque simulation, 32 000 compétences sont croisées avec 923 carrières pour mesurer, métier par métier, la probabilité que certaines tâches soient automatisées.

Ce niveau de précision montre ce que les analyses classiques passent souvent sous silence :
l’exposition ne concerne pas seulement les entreprises technologiques ou les métropoles numériques, mais une mosaïque de métiers beaucoup plus vaste.

Les secteurs les plus menacés ?
– l’administratif,
– les services professionnels,
– la finance,
– les ressources humaines.

Des domaines où l’IA excelle à automatiser des tâches structurées : saisie, vérification, mise en forme, extraction d’insights, gestion répétitive. Rien de spectaculaire, mais suffisamment profond pour remodeler les organigrammes.

Ce qui surprend davantage, c’est la géographie de l’impact. Contrairement au cliché d’une « robotisation côtière », l’Iceberg Index révèle que des États industriels comme le Tennessee, l’Ohio ou le Michigan, supposés moins vulnérables, sont en réalité exposés « en profondeur ». Leur activité dépend de milliers de micro-processus cognitifs, discrets mais essentiels. Ceux-là même que l’IA maitrise déjà à vitesse grand V.

Et pendant que certaines régions américaines se préparent avec sérieux, le MIT annonce que plusieurs gouvernements locaux ont déjà intégré cet outil dans leurs stratégies publiques. Le Tennessee l’utilise dans son plan pour l’emploi ; l’Utah et la Caroline du Nord travaillent sur des rapports similaires.

Là-bas, on mesure l’invisible. On joue cartes sur table.

​Et nous, au Maroc ? Entre vigilance et immobilisme

À quoi ressemblerait un Iceberg Index marocain ?
Probablement à une radiographie brutale de notre marché du travail : riche en compétences humaines, mais encore trop dépendant d’activités répétitives et mal numérisées.

Le risque ne vient pas d’un « remplacement massif », mais d’une redistribution silencieuse.

Dans les administrations, l’IA peut déjà automatiser une partie du traitement des dossiers, des réponses standardisées, des opérations comptables.
Dans les banques, elle accélère le scoring, l’audit interne, la conformité.
Dans les entreprises, elle s’immisce partout où la logique et la régularité priment sur la créativité et le relationnel.

Si nous ne mesurons pas rapidement la vulnérabilité de nos métiers, nous laisserons une génération entière entrer sur le marché avec des compétences déjà dépassées.
Le Maroc a longtemps souffert d’analyses tardives : urbanisme, mobilité, climat, emploi… L’IA ne fera pas exception si nous ne changeons pas de méthode.

Le pays peut aller vite lorsqu’il décide de structurer une filière. L’essor de l’automobile, de l’aéronautique ou des énergies renouvelables le prouve. Et la volonté d’accélérer dans la formation digitale existe réellement, des universités aux centres de formation, sans oublier les initiatives privées.

Le problème n’est pas l’absence de volonté, mais l’absence d’instrument de mesure national.
Pas de cartographie précise. Pas de diagnostic partagé. Pas de simulation prospective comparable au modèle du MIT.

Comment anticiper ce qu’on ne voit pas ?

​Former, adapter, protéger : l’urgence d’une stratégie claire (formation, IA, transition)

L’étude du MIT propose un outil, mais surtout une manière de réfléchir : tester l’avenir avant de le subir. Les gouvernements américains utilisent l’Iceberg Index pour simuler l’impact d’une formation, d’une réorientation budgétaire, ou d’une adoption accélérée de technologies.

Le Maroc pourrait faire la même chose, à sa propre échelle, en tenant compte de ses spécificités :
– une démographie jeune,
– un tissu entrepreneurial composé à 98 % de TPE/PME,
– des métiers encore très peu automatisés,
– une forte aspiration à la mobilité sociale.

La formation continue sera un pilier. Mais elle ne suffira pas si elle n’est pas alignée sur les compétences réellement menacées.
La protection de l’emploi devra être intelligente, non punitive : encourager le reskilling plutôt que freiner l’innovation.
L’adoption technologique devra être progressive mais ferme.

Notre avantage, paradoxalement, est que nous arrivons « après ». Nous pouvons observer ce qui fonctionne ailleurs, comprendre les erreurs des autres, et bâtir une stratégie nationale centrée sur l’inclusion, la mobilité, et l’égalité des chances.

Comme le disait un expert marocain de l’employabilité lors d’un atelier de formation :
« Ce ne sont pas les outils qui décident de notre avenir, ce sont nos décisions, et surtout notre vitesse. »

​Ceux qui bougent, ceux qui hésitent : l’histoire ne retient que les premiers

L’IA ne remplacera pas tout le monde. Elle ne condamne pas le travail humain. Mais elle redessine déjà les frontières du possible.

Et entre ceux qui prennent le temps de comprendre, d’analyser, de structurer leur adaptation… et ceux qui se rassurent en regardant la mer comme si elle ne monterait jamais, la différence est simple : les premiers avancent, les seconds s’épuisent à espérer que rien ne changera.

Le Maroc a une fenêtre d’opportunité rare.
Reste à savoir de quel côté de l’histoire nous voulons être : du côté des acteurs qui anticipent… ou de ceux qui restent paralysés face à l’iceberg.

Où sont nos institutions de l’emploi ? Et pourquoi le Maroc n’a toujours pas son “Iceberg Index” ?

Quand on observe l’intensité du débat mondial sur l’impact de l’intelligence artificielle sur l’emploi, une question s’impose avec une force presque dérangeante : où sont nos institutions nationales censées anticiper ces bouleversements ?

Le Maroc ne manque pourtant pas d’acteurs dédiés au travail, à la formation, à l’intermédiation et à la planification économique. Le Ministère de l’Inclusion économique, de la Petite Entreprise, de l’Emploi et des Compétences (MIEPEEC) pilote la politique de l’emploi. L’ANAPEC orchestre l’intermédiation et accompagne les chercheurs d’emploi. La CNSS gère les cotisations sociales, l’assurance-chômage, et observe de près l’évolution des effectifs déclarés. L’OFPPT forme des centaines de milliers de jeunes chaque année. Le HCP produit des indicateurs clés sur l’activité, l’emploi, l’informel. Le ministère de la Transition numérique supervise les chantiers digitaux. Les universités, MarocPME, ......

Tout ce monde existe. Tout ce monde travaille. Pourtant, aucun cadre national harmonisé ne permet aujourd’hui de mesurer, tâche par tâche, métier par métier, l’exposition du Maroc à l’automatisation et à l’IA.

La situation est paradoxale : alors que plusieurs États américains utilisent déjà des modèles avancés comme l’Iceberg Index pour tester l’effet des nouvelles technologies sur leur marché du travail, nous naviguons encore “au doigt mouillé”, entre déclarations optimistes, inquiétudes diffuses et rapports institutionnels qui peinent à intégrer la dynamique fulgurante de l’IA générative.

Le Maroc a urgemment besoin de son propre Iceberg Index national : un outil d’analyse capable de cartographier les compétences menacées, d’identifier les régions les plus vulnérables, et de simuler l’impact d’une automatisation accélérée sur l’emploi, les cotisations sociales, les retraites, la productivité des PME, voire la stabilité de secteurs entiers comme l’administratif, la banque, le back-office ou le support client.

Un tel instrument permettrait au gouvernement d’ajuster les politiques de formation, de prioriser les programmes de reconversion, et d’orienter les investissements publics vers les filières les plus résilientes. Il donnerait aussi aux entreprises une visibilité stratégique, tout en protégeant les travailleurs contre une transition brutale.

L’IA n’est pas un horizon lointain : elle s’installe déjà. Sans un Iceberg Index marocain, le pays risque d’avancer les yeux bandés vers une mutation profonde du marché du travail. Et l’histoire nous a appris que les nations qui ne prennent pas le temps d’anticiper finissent souvent par subir ce qu’elles auraient pu prévenir.




Jeudi 27 Novembre 2025
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