Intérêt géostratégique du Soudan : entre recomposition diplomatique et rivalités régionales


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Par Imen Chaanbi

Depuis son indépendance en 1956, l’histoire du Soudan est une succession de coups d’états militaires. Le général Abdelfattah al-Burhane, dirigeant de facto du pays depuis le putsch 2011, et le général Mohamed Hamdan Dagalo (Hemetti). n’ont jamais pu cohabiter, et ce depuis les accords de 2021. La convergence de leurs intérêts personnels, claniques et politiques ont précipité le pays dans une guerre civile le 15 avril 2023. 

Ce conflit oppose les Forces armées soudanaises (FAS) dirigées par le Général al-Burhane aux groupes armés Janjawid, rassemblés au sein des Forces de soutien rapide (FSR) sous le commandement de Hemetti. Le conflit au Soudan a engendré la plus grande crise humanitaire au monde, provoquant le déplacement d’un tiers de la population. 

Les agendas politiques régionaux et les différents appuis militaires étrangers révèlent l’importance géostratégique du Soudan. Situé dans la Corne de l’Afrique, le pays est entouré de sept frontières. Bordé par la mer Rouge, ou transitent un quart du trafic maritime mondial, le Soudan est une porte d'entrée vers le Sahara, le Sahel et la Corne de l'Afrique, en plus d’être une passerelle entre l’Afrique et le monde arabe. Pays riche en minerais, il est aussi un grenier pour les pays voisins, notamment en raison des terres fertiles. 

En effet, le Soudan, est devenu un espace stratégique en recomposition où se jouent les rivalités régionales de plusieurs puissances étrangères. 

La Russie principale soutien des FSR a récemment changé sa position au profit du général al-Burhane. Le Kremlin a des intérêts économiques et stratégiques dans la région. Le déploiement récent de l’Afrika Corps en Libye, a poussé la Russie a renforcé sa présence militaire dans cette région. Le Kremlin utilise la Libye comme rampe de lancement stratégique pour avancer au Tchad, au Mali et au Soudan. 

L’’implantation d’une base navale russe à Port-Soudan permettra au Kremlin d’avoir un avant-poste militaire tout en sécurisant l’acheminement des voies d’approvisionnement, notamment les matières premières exploitées (or) au Soudan.
La Russie cherche à étendre son influence de manière asymétrique sur le continent africain et, ce à travers des actions politiques, économiques et militaires.

Les Émirats Arabes Unis (UAE) apporte quant à eux un soutien financier aux FSR en raison des terres agricoles et des richesses minières. Les Émirats exploitent actuellement 200 000 hectares de terres, et prévoient plusieurs investissements dans le port d’Abu Amama. Par ailleurs, le gouvernement émirati souhaite contrôler les routes navales commerciales dans la mer Rouge. Les Émirats Arabes Unis ont consolidé leur positionnement dans la zone par la construction de bases militaires et de ports. 

Le gouvernement libyen autoproclamé du maréchal Haftar, apporte un soutien militaire et logistique aux forces de Hemetti. Ces paramilitaires soutenus par les Émirats Arabes Unis avait appuyé les opérations militaires du Général Haftar en 2014, lors de l’opération reconquête de la Libye. Le soutien aux FSR doit permettre de protéger les intérêts économiques et stratégiques des Émirats Arabes Unis et de la Russie dans la région. 

Malgré la déclaration officielle de neutralité du Tchad, l'armée soudanaise considère N’Djamena comme un acteur impliqué dans le conflit. Les forces d’al-Burhane affirment que le Tchad (Amdjarasse) servirait de transit pour le matériel militaire, en échange d'un soutien financier des Émirats Arabes Unis. Le gouvernement tchadien nie toute implication et réaffirme sa neutralité dans ce conflit. Les deux pays ont toujours eu des relations tendues à cause des conflits frontaliers et des tensions ethniques au Darfour. À noter que le Tchad a accueilli plus de 900 000 réfugiés soudanais dans l’est du pays.

Pour l’Égypte, le Soudan reste son pré carré naturel. Pays frère, Khartoum représente un enjeu majeur lié au Nil, élément primordial pour l’économie et la sphère d’influence de l’Égypte. Le Soudan reste un partenaire majeur dans la lutte contre le terrorisme, le trafic, ainsi que dans la résolution pacifique de la gestion des ressources en eau. Lors de l’éclatement du conflit, l’Égypte s’est positionnée comme négociatrice en appelant les parties belligérantes à signer un cessez-le-feu. Sur le plan militaire, elle a envoyé des forces militaires égyptiennes pour former les partisans d’Al-Burhane. Le maréchal Abdel Fattah al-Sissi souhaite atténuer les répercussions du conflit sur son sol, notamment l’émergence des mouvements islamiques. 

Au-delà des tensions frontalières avec le Soudan, concernant la question d’Al Fashaga, l’Ethiopie a tissé des liens avec les Forces de soutien rapide (FSR). Le gouvernement éthiopien fait face à des défis importants en raison de l'instabilité interne, des conflits frontaliers et des rébellions des milices d'Amhara, mettant en péril la stabilité du pays. L'Égypte, l'Érythrée et la Somalie ont adopté une stratégie d’encerclement contre l'Éthiopie dans la région en raison de la construction du barrage de la Renaissance.

L’Égypte et le Soudan avaient de leur côté, contesté l’accord de 2010, en invoquant leurs droits historiques sur les eaux du Nil.

Cette situation envenime les relations entre les pays de la région empêchant toute forme de coopération.

L’Arabie saoudite a reconnu le général Abdel Fattah al-Burhane comme dirigeant légitime du Soudan, tout en tentant de maintenir une posture diplomatique équilibrée. Le royaume a notamment accueilli, avec les États-Unis, des pourparlers de paix à Djeddah visant à réunir les différentes factions soudanaises. Cette position de neutralité apparente permet à Riyad de jouer un rôle de médiateur tout en renforçant sa coopération stratégique avec Washington. Le Soudan est un pays stratégique pour l’Arabie Saoudite en raison de ses terres agricoles fertiles et de son accès au littoral de la mer Rouge. Tout comme son voisin émirati, Ryad souhaite affirmer son leadership dans cette zone.

Récemment, le gouvernement soudanais d’Al Burhan a établi deux protocoles d’accord avec l’Iran destiné à renforcer leur coopération. La mise en place d’un Comité de politique conjointe doit permettre de relancer les relations entre les deux pays. l’Iran cherche à se positionner comme un leader régional, notamment face à ses voisins arabes du Golfe, comme l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Qatar. Sa stratégie d'influence repose sur le respect de la souveraineté des pays et la promotion de « l'Unité entre Nation Islamique ». Cette alliance stratégique permettra à l'Iran d'étendre son influence du détroit d'Ormuz à Bab El Mandeb. 

En plus des enjeux économiques et d’influence politique, l’Iran cherche à renforcer sa présence militaire dans la région, en grande partie dans une logique de dissuasion et de confrontation indirecte avec Israël. La base militaire d’Eilat, située sur le golfe d’Aqaba, protège les accès maritimes du sud d’Israël, surveille le trafic maritime en mer Rouge, et sert de point d'appui pour les opérations navales dans cette région sensible. À noter le refus du Soudan d’accueillir une base navale iranienne. 

Dans une perspective prospective, trois scénarios sont envisageables à savoir le maintien du conflit entre factions militaires, la stabilisation partielle sous tutelle étrangère et une polarisation stratégique (zone mer Rouge/corne de l’Afrique). 
Le conflit au Soudan s’inscrit dans un contexte hautement instable, marqué par des alliances fluctuantes et l'absence d'une pression politique durable pour une résolution pacifique. 

La fluidité des alliances, tant internes qu’externes, empêche l’émergence d’un front uni en faveur de la paix. À cela s’ajoute une implication internationale ambivalente : plusieurs puissances régionales et mondiales soutiennent implicitement ou explicitement l’un ou l’autre camp selon leurs intérêts stratégiques, sans engagement clair en faveur d’un règlement politique. Ce jeu d’équilibrisme diplomatique contribue à la prolongation du conflit, transformant le Soudan en un théâtre d’affrontements aux répercussions régionales.

Son avenir dépendra donc de sa capacité à sortir de la logique de guerre interne, à rétablir un minimum de cohérence territoriale, et à reconstruire une légitimité politique indépendante des rivalités extérieures.

​Pour aller plus loin

La géopolitique prédictive : L’intelligence au service de la prospective
Pr. Mathieu Guidère et Ms. Imen Chaanbi 
https://www.strategikia.com/ressources/

​L’ODJ Média est honorée de compter parmi ses contributeurs l’experte Imen Chaanbi, dont les analyses géostratégiques ne manqueront pas d’enrichir notre ligne éditoriale.

Consultante de haut niveau, elle conjugue expertise en géopolitique, géostratégie et veille stratégique, avec une vision internationale affirmée. À la tête des cabinets Strategik.IA et 5WE Consulting, elle accompagne institutions et entreprises dans la lecture des grandes mutations du monde. Elle occupe également des fonctions stratégiques : Secrétaire générale adjointe de l’Observatoire géostratégique de Genève et Secrétaire exécutive de l’ONG Médiateurs Internationaux Multilingues. Son regard aiguisé sur les équilibres planétaires, les conflits émergents et les enjeux diplomatiques offrira à nos lecteurs des clés de compréhension précieuses dans un monde en recomposition.


Dimanche 4 Mai 2025

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