L’étiolement du politique et le vide de l’espace public


Par Adnan Debbarh

La génération Z marocaine a zappé les partis et les urnes pour se rappeler au politique. Née dans un pays modernisé qui a égaré en cours de route son espace public, elle s’est forgé sa propre agora — sur les réseaux, dans les stades, dans la rue. Ce qu’elle révèle Pour Adnan Debbarh n’est pas une crise de jeunesse, mais l’épuisement d’un système qui a voulu gouverner sans débat, administrer sans écouter, communiquer sans dialoguer. Le vide politique qu’elle occupe aujourd’hui n’est pas un accident, mais le produit d’une démocratie privée de substance et d’une société à la recherche d’une parole commune.



Une génération entière vient de rappeler, par la rue et par les réseaux sociaux, que la politique n’est jamais morte :

Adnan DEBBARH
Elle ressurgit là où on croyait l’avoir enterrée. La Génération Z marocaine, née après 1997, ne connaît ni les années de plomb ni les promesses déçues du printemps 2011. Elle s’est socialisée dans les stades, sur Discord, dans les marges numériques, hors des canaux institutionnels. Et son irruption soudaine révèle ce que beaucoup savaient mais préféraient taire : le champ politique est exsangue, les partis sont vidés de substance, l’espace public a été réduit à un théâtre d’ombres.
 

L’État a cru qu’il pouvait s’en passer, qu’il suffisait d’urnes contrôlées, d’événements sportifs ou de communication officielle pour remplacer la délibération collective. Mais la vacance ainsi créée est aujourd’hui occupée par une jeunesse sans relais ni porte-parole, qui exprime son indignation dans le vide. L’étiolement du politique n’est plus un risque : c’est une réalité dont la rue vient d’imposer l’évidence.
 

Les jeunes qui l’animent n’ont pas grandi dans les années de plomb, ne croient plus aux réformes ni aux promesses, et ne se reconnaissent dans aucune bannière. Ils ne s’organisent pas, ils réagissent. Ils n’attendent rien du politique, parce qu’ils n’en perçoivent plus la présence. L’État, pour eux, est un environnement, non une interlocution. Le politique, un décor usé.
 

Cette indifférence n’est pas un désintérêt. Elle dit quelque chose de plus profond : la conviction que l’action politique ne transforme plus rien. Entre les institutions et la société, le lien s’est rompu. L’électeur ne se sent plus citoyen, le citoyen ne se sent plus représenté. L’urne ne débouche sur aucun pouvoir réel ; elle sert à confirmer une mécanique, non à en infléchir le cours. Ce que les jeunes expriment, souvent sans le dire, c’est la vacuité d’un système où tout semble organisé pour que rien ne se décide vraiment. Mais cette rupture générationnelle ne surgit pas de nulle part. Elle prolonge un malentendu plus ancien, celui d’une démocratie réduite à des rituels sans substance.


Le malentendu démocratique est ancien.

Des jeunes Marocains dans les rues de Rabat réclamer des réformes dans les domaines de la santé publique et de l'éducation, le 3 octobre 2025. (Photo par Abdel Majid BZIOUAT / AFP)
On a longtemps cru qu’en multipliant les élections, les conseils, les textes, on produirait de la confiance. Or, le Maroc n’a pas souffert d’un déficit de procédures, mais d’un excès de mise en scène. Le citoyen a vu passer les réformes constitutionnelles, les plans de régionalisation, les promesses de participation. Mais il n’a jamais perçu le transfert effectif du pouvoir. Les urnes s’ouvrent, les coalitions se forment, et l’État profond continue de gérer les équilibres. La politique est devenue une technique de distribution, non une délibération sur le sens.
 

Dans un texte précédent, j’écrivais que « l’urne et le quotidien » n’avaient jamais coïncidé. Le vote, censé relier la parole au pouvoir, est resté un rite sans effet. L’électeur, dès le lendemain du scrutin, retrouve les mêmes administrations, les mêmes blocages, la même distance. Les élus eux-mêmes, pris dans une bureaucratie paralysante, finissent par renoncer. C’est ainsi que la démocratie, faute de substance, se transforme en spectacle de gouvernance : une alternance sans alternative.
 

Habermas avait défini l’espace public comme ce lieu où les citoyens, en débattant librement, produisent du sens commun. C’est là que se forme la légitimité, que s’éprouve la confiance, que s’élabore le langage du vivre-ensemble.

Le Maroc, lui, a cru pouvoir s’en passer. Le débat a été remplacé par la communication, la participation par la consultation, l’engagement par le commentaire. La scène politique reste largement organisée selon des paramètres administratifs, les médias publics distribuent une parole officielle, et la société civile est tenue dans les limites du convenable. L’espace public n’a pas disparu : il a été compartimenté, filtré, aseptisé.


Mais un espace public ne se contrôle pas. Il se déplace.

La Génération Z l’a réinventé ailleurs : sur les plateformes, dans les stades, dans les coins de la ville où l’État n’écoute plus. Elle a substitué à la parole politique un langage d’images, de rythmes, d’ironie. Sur les réseaux, le sarcasme devient une arme, la chanson un manifeste, l’hashtag une agora. Là se fabrique un nouveau type de citoyenneté, plus spontanée, plus sensible, mais aussi plus instable. Elle n’a pas de leader, mais elle a une conscience diffuse : celle d’une génération qui n’attend plus qu’on parle pour elle.
 

Ce surgissement déroute les autorités, habituées à des interlocuteurs formels. Il inquiète aussi les partis, réduits à commenter des mouvements qu’ils ne comprennent pas. La jeunesse ne veut pas prendre le pouvoir ; elle veut simplement que le pouvoir la voie. Elle ne cherche pas la rupture, mais la reconnaissance. Son absence des urnes n’est pas apathie : c’est un verdict silencieux sur l’inutilité du jeu politique tel qu’il est. Elle perçoit la politique non comme un espace de conquête, mais comme une zone vide.
 

Le vide, justement, s’est installé au cœur du politique. Il ne s’agit plus d’un manque d’idées ou de compétences, mais d’une perte de fonction symbolique. Le politique n’ordonne plus le sens collectif. Il n’explique plus, ne relie plus, ne promet plus. Il gère. Or, un pays ne vit pas seulement de gestion : il a besoin d’un récit, d’une parole qui relie l’individuel au commun. En désertant ce rôle, les institutions ont cédé la scène à d’autres forces : le religieux, le sportif, l’influenceur. Le patriotisme, désormais, s’exprime davantage dans la fierté d’un match que dans la lecture d’un programme.


Ce déplacement du sens n’est pas anodin.

Il traduit une crise de légitimité que le système tente de contenir par la communication, mais qui s’approfondit à chaque silence. L’absence d’interlocuteurs crédibles, la disparition des figures politiques capables d’incarner un projet, font peser tout le poids de la représentation sur le Roi. Ce centralisme symbolique, jadis facteur de cohésion, devient une exposition paradoxale : plus rien ne filtre, plus rien ne médiatise. Le pouvoir, en voulant tout contrôler, se retrouve seul face à tout.

Les manifestations spontanées, les indignations en ligne, les gestes de désobéissance mineure ne sont pas des crises isolées.

Elles sont les symptômes d’une société qui cherche à réinventer sa voix. Ce n’est pas le chaos qu’il faut craindre, mais le mutisme prolongé. Car l’absence de parole publique ne laisse pas le vide : elle attire les discours de substitution. Quand le politique se tait, l’émotion s’installe, et avec elle la tentation de l’immédiat, de l’absolu, du rejet.
 

Le Maroc est à un moment charnière. Le pays a consolidé son État, modernisé son économie, affirmé sa diplomatie. Mais il n’a pas encore trouvé la forme politique qui corresponde à sa société réelle. Le vieux pacte paternaliste ne suffit plus, et la démocratie procédurale ne convainc pas. Il faut un nouvel espace public non pas un lieu d’agitation, mais un lieu de reconnaissance. Un endroit où la parole citoyenne ne soit ni soupçonnée, ni instrumentalisée, ni tolérée comme soupape, mais considérée comme ressource.


Le Maroc paie aujourd’hui le prix d’un pari perdu :

Croire que l’on pouvait se passer d’un véritable espace public. En voulant contrôler les partis, orienter les urnes, substituer aux débats des slogans sportifs ou des discours de circonstance, le pouvoir a déserté l’arène politique. Mais un État moderne ne peut survivre sans espace public : c’est là que se fabrique le sens, que se régulent les tensions, que se construit la confiance. En l’ayant déserté, le Maroc a fabriqué le vide et c’est ce vide que la Génération Z est venue occuper, dans les stades, sur Discord, dans les rues.
 

Ce vide politique n’est pas un accident conjoncturel : il est le fruit de décennies d’institutionnalisation manquée, d’un État de droit sans cesse ajourné. Et cette évidence désormais criante nous met devant une vérité tranchante : ce n'est pas le peuple qui a déserté la politique ; c'est la politique qui a déserté le peuple, laissant la place à ce vide que la jeunesse, faute de mieux, occupe par défaut. 

PAR ADNAN DEBBARH/QUID.MA 



Vendredi 10 Octobre 2025

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