L’hypnose des peuples…


Par Rachid Boufous

On n’endort plus les peuples avec des sermons, mais avec des écrans. Les prières ont laissé place aux pixels, les encensoirs aux néons des consoles. Ce qu’on appelait jadis la religion comme « opium du peuple », selon Karl Marx, a pris aujourd’hui la forme du divertissement de masse planétaire : une hypnose numérique, un calmant collectif à haute définition. L’humanité s’évade, se dissout dans le virtuel, cherchant dans la fiction ce que le réel lui refuse.



Les jeux vidéo sont devenus un poison global.

Rachid BOUFOUS
Ce n’est plus un simple loisir, mais une industrie tentaculaire qui façonne les comportements, modifie les circuits de la dopamine, détourne les frustrations sociales vers un imaginaire de puissance et de victoire illusoire. On raconte que même Bachar el-Assad, président syrien déchu, passerait ses journées dans son refuge russe, absorbé par une console, pendant que son pays demeure en ruine. Cette image, qu’elle soit vraie ou non, dit tout : le tyran et l’adolescent partagent la même fuite, la même anesthésie du monde.

Au Maroc, ce phénomène a pris une tournure institutionnelle. Le ministre de la Jeunesse, Mohamed Mehdi Bensaid, érige le gaming en symbole de modernité, en industrie culturelle prometteuse. Mais derrière le discours de l’innovation se cache un renoncement : on remplace la culture par le divertissement, la lecture par le réflexe, la maison de jeunes par la salle d’écran. Pendant qu’on finance les tournois, on laisse dépérir les bibliothèques. Pendant qu’on flatte les gamers, on oublie les lecteurs. L’hypnose devient une politique publique.

Karl Marx, s’il observait ce monde, y verrait une mutation de son diagnostic :

L’aliénation ne passe plus par la religion ni par le travail, mais par le loisir. Il dirait que le capitalisme a trouvé le moyen parfait de neutraliser la conscience révolutionnaire : offrir un exutoire infini au désir de puissance frustré. Le joueur croit conquérir des mondes, mais c’est lui qu’on conquiert.

Il croit posséder des armes, mais il est désarmé. Chaque partie gagnée renforce son impuissance politique, chaque victoire virtuelle renvoie à sa défaite réelle. Marx verrait dans le jeu vidéo l’opium ultime, celui qui ne promet plus le paradis céleste, mais l’illusion d’un pouvoir sans conséquence, d’une liberté sans monde.

Sigmund Freud, lui, analyserait le phénomène sous l’angle du désir et du refoulement.

Le jeu, dirait-il, est une construction du fantasme collectif : l’espace où le jeune refoule sa rage, sa peur, sa solitude, pour les rejouer dans un univers symbolique où il peut tuer, vaincre, survivre, renaître sans risque. C’est le retour du mythe infantile de la toute-puissance. Le monde virtuel permet d’échapper à la castration du réel, à ses limites, à ses humiliations, à son absence de sens. Freud parlerait d’une « pulsion de mort sublimée » : l’énergie destructrice que la société numérique recycle en flux de dopamine. Plus on joue, plus on se vide. Plus on gagne, plus on se perd.

Le capitalisme contemporain, en parfait disciple de ces deux penseurs malgré lui, a compris la leçon. Il a fusionné l’analyse marxiste et la psychanalyse freudienne pour en tirer une arme économique et culturelle redoutable : la production industrielle du désir d’oubli. On ne vend plus seulement des produits, on vend des états psychiques, la distraction, la suspension du réel, la gratification instantanée. Les multinationales du gaming ne vendent pas des jeux : elles vendent des anesthésiants émotionnels, calibrés pour apaiser l’angoisse d’une génération privée d’avenir.

Mais l’histoire, comme toujours, prépare son retournement.

Car cette GenZ, qu’on croyait hypnotisée, commence à ouvrir les yeux. Elle comprend que le monde virtuel n’est qu’un miroir truqué, et que la vraie partie se joue ailleurs, dans la rue, dans les idées, dans les luttes symboliques et politiques. Elle a lu Marx sans le savoir, et rencontré Freud sans le vouloir : elle sent que sa fuite n’est qu’une illusion, et que la libération passe par le réveil.

L’hypnose des peuples n’est donc pas éternelle. Chaque pixel finit par éblouir trop fort, chaque victoire simulée finit par sonner creux. La jeunesse, cette multitude silencieuse qu’on croyait endormie, se redresse peu à peu, consciente que le vrai jeu n’est pas celui des écrans, mais celui du monde réel, là où la liberté se gagne pour de bon, sans manette et sans illusion.

PAR RACHID BOUFOUS/FACEBOOK.COM


Mercredi 15 Octobre 2025

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