Par Jillali El Adnani
Pourquoi? Parce que ce statu quo servait ses intérêts. Il donnait à l’Algérie le temps de préparer un outil politique et militaire, façonné à sa convenance: le Front Polisario. Derrière les déclarations de «bon voisinage», Alger travaillait déjà à faire du Sahara une plaie ouverte entre elle et le Maroc.
Loin de participer à une dynamique de libération, la stratégie algérienne visait à transformer la question saharienne en levier diplomatique. Le Sahara occidental devenait une carte dans le grand jeu régional.
Les confidences d’Abdelmajid Adjali
Le contexte était alors marqué par des tensions persistantes entre Rabat et Alger. Houari Boumediene venait de prononcer un discours à Addis-Abeba, à l’OUA, où il avait soigneusement évité de saluer le rôle du roi Hassan II, président sortant de l’organisation. Cette froideur traduisait déjà le climat délétère. Mais ce furent les propos d’Adjali sur le Sahara qui révélèrent la vraie ligne d’Alger.
Selon le compte rendu diplomatique français, Adjali reconnut que «l’Algérie avait une politique marocaine (…) très ombrageuse»¹.
Dès 1972, Alger accueillait d’ailleurs des militants sahraouis, ainsi que des indépendantistes venus des îles Canaries. Dans l’ombre, se constituait la matrice originelle du Polisario. L’analyse des positions officielles de l’époque démontre à quel point ce mouvement fut exogène: il naquit sous tutelle algérienne, reprenant mot pour mot le discours que Boumediene et son entourage avaient conçu, sans marge d’autonomie.
L’ambassadeur de France à Alger, Jean-Marie Soutou, rapporte ainsi les propos d’Adjali sur le sujet délicat des armes libyennes et algériennes découvertes au Maroc:
«M. Adjali n’a pas contesté qu’il y avait actuellement des frictions entre Alger et Rabat au sujet des frontières et du Sahara espagnol. Sur le premier point (les armes que l’Algérie a fait transiter au Maroc, NDLR), il m’a dit que l’Algérie faisait tout ce qui était en son pouvoir pour assurer un contrôle efficace, mais il s’agissait d’une tâche fort difficile puisque nous n’avions pas réussi nous-mêmes à la mener à bien lorsque nous étions tout puissant dans les deux pays.»
Par ces confidences, le directeur algérien reconnaissait implicitement deux éléments lourds de sens: l’existence d’un trafic d’armes à destination du Maroc et la volonté de maintenir le différend saharien dans une tension permanente.
Adjali souligna que même la France coloniale, «puissance tout-puissante», n’avait pas réussi à empêcher les flux de contrebande et d’armes entre l’Algérie et le Maroc. Ce constat servait à justifier l’impuissance algérienne, mais il révélait en creux l’existence d’une complicité, voire d’une implication directe (Lire la chronique d’El Adnani à ce sujet) nourrissant les tensions.
«En préparant le terrain à la création du Polisario, l’Algérie a introduit une logique qui allait durablement empoisonner le Maghreb»
L’entretien avec Soutou dévoile une autre facette de la politique algérienne: la volonté de consolider sa souveraineté sur le Sahara oriental – issu du tracé frontalier hérité de la colonisation française – tout en entretenant volontairement un climat d’instabilité autour du Sahara occidental.
Autrement dit, l’Algérie n’était pas seulement victime d’une situation qu’elle ne contrôlait pas: elle en était l’architecte, en utilisant les frictions frontalières comme une arme diplomatique.
L’Algérie participait bien aux grandes réunions avec Rabat et Nouakchott – Ifrane (1969), Nouadhibou (1970), Tlemcen et Rabat (1970-1972). Mais pour Alger, ces rencontres n’avaient qu’une valeur accessoire. Leur but n’était pas d’aboutir à un compromis durable, mais de gagner du temps et de préserver un statu quo utile.
Téléchargez le communiqué envoyé depuis Alger par l’Ambassadeur de France Jean-Marie Soutou, le 13 juin 1973 sous le titre «Relations entre l’Algérie et le Maroc» (page 1/2), aux différentes ambassades du Maghreb. Archives de La Courneuve, Afrique du Nord, Maroc, Algérie, Mauritanie, 1972-1982, 2046INVA, Carton 897.
L’alliance paradoxale avec Madrid
Mais en réalité, Alger se résignait avec une étonnante facilité à la continuité coloniale espagnole. Soutou note ainsi:
«D’ailleurs, il était de plus en plus évident que l’Espagne n’entendait pas lâcher sa proie. En disant cela, M. Adjali paraissait se résigner sans trop de difficulté au maintien de la situation actuelle. Ses propos montraient en tout cas que l’Algérie est toujours aussi désireuse de maintenir de bonnes relations avec l’Espagne.»
Cette position, loin de l’anticolonialisme affiché, relevait d’une manœuvre politique: protéger les intérêts espagnols à court terme pour mieux préparer la substitution d’un acteur nouveau – le Polisario – qui se poserait en «véritable ayant droit» face au Maroc et à la Mauritanie.
Ainsi, lorsque Rabat et Nouakchott parvinrent à un accord en 1975 sur le partage de l’ex-Sahara espagnol, Alger n’hésita pas à le dénoncer avec virulence, mettant en avant le Polisario comme interlocuteur exclusif. La manœuvre atteignait alors son paroxysme: après avoir protégé Madrid, Alger se posait en champion de l’autodétermination pour mieux installer son propre proxy.
La matrice du conflit durable
Les confidences d’Adjali permettent de comprendre que cette stratégie n’était pas improvisée. Elle relevait d’une planification patiente, où chaque étape – du soutien tacite à l’Espagne à l’accueil des premiers militants sahraouis – visait à transformer la question saharienne en un instrument d’influence.
C’est pourquoi les proclamations de fraternité prononcées lors des sommets bilatéraux avec Rabat apparaissent, à la lumière de ces documents, comme de simples écrans de fumée. Derrière les sourires diplomatiques, Alger façonnait une mécanique de confrontation dont le Polisario devint l’outil principal.
Les archives diplomatiques et les confidences d’Abdelmajid Adjali lèvent le voile sur la genèse d’un conflit qui dure encore aujourd’hui. Loin de défendre une cause d’émancipation, l’Algérie a transformé la question saharienne en un instrument au service de sa rivalité avec le Maroc. Le masque anticolonial cachait une réalité pro-espagnole, bientôt relayée par le Polisario. Ainsi s’est forgée, dès les années 1970, une boîte noire de la diplomatie algérienne: celle d’un séparatisme fabriqué de toutes pièces, destiné à servir des ambitions géopolitiques et non la liberté des peuples.
1: Communiqué envoyé depuis Alger par l’ambassadeur de France Jean-Marie Soutou, le 13 juin 1973 sous le titre «Relations entre l’Algérie et le Maroc», aux différentes ambassades du Maghreb. Archives de la Courneuve, Afrique du Nord, Maroc, Algérie, Mauritanie, 1972-1982, 2046INVA, Carton 897.