La croissance au Maroc : des briques sans ciment


Par Adnan Debbarh

À l’heure où la rentrée politique multiplie les annonces et les inaugurations, Adnan Debbarh signe une réflexion de fond sur la gouvernance au Maroc. Pour lui, les réalisations visibles – routes, réformes, lois – si elles sont nécessaires, elles ne suffisent pas à garantir la cohésion sociale. Il plaide pour une transformation profonde qui s’attaque aux fractures territoriales et générationnelles, restaure la confiance des citoyens dans leurs institutions et assure une redistribution équitable des fruits de la croissance.



La rentrée politique s’ouvre sous le signe de la communication.

Adnan Debbarh
Les meetings se succèdent, où l’on dresse la liste des chantiers ouverts ; l'énumération semble ainsi devoir valider, à elle seule, l’action engagée. Routes, réformes sociales, hausse des salaires, nouvelles lois… Nul ne conteste qu’il y ait des avancées. Mais la question demeure : à qui profitent-elles vraiment et que changent-elles dans la profondeur de notre société ?

Le Maroc n’est pas un pays pauvre en moyens ni en ambitions. Ses ressources humaines, géographiques et culturelles sont considérables. Pourtant, il peine à transformer ce potentiel en un développement humain inclusif et durable.

Cette difficulté interroge : des pays comparables, parfois moins dotés, affichent des croissances plus soutenues. Mais la vraie question n'est pas de savoir comment atteindre, pour le moment, leurs taux de croissance, mais comment garantir que notre trajectoire, quelle que soit son allure, profite réellement à la majorité et renforce le contrat social. L'urgence n'est pas la croissance pour la croissance, c'est la transformation de la richesse en bien-être collectif.


La réussite publique est trop souvent réduite à un inventaire : kilomètres de routes, hôpitaux rénovés, lois votées.

Une route n’assure pas l’activité économique si elle n’est pas reliée à des chaînes de valeur locales. Une loi reste sans effet si elle n’est pas appliquée. Certes, le Maroc a beaucoup accompli. Mais ce n’est pas suffisant. L’enjeu n’est plus de faire plus, mais de faire mieux.
Ces indicateurs comptent, mais ils ne disent rien de la profondeur du changement. Une route n’assure pas l’activité économique si elle n’est pas reliée à des chaînes de valeur locales. Une loi reste sans effet si elle n’est pas appliquée.

La cohésion nationale ne repose pas sur la multiplication d’annonces visibles, mais sur la gouvernance : transparence, équité, efficacité. C’est d’ailleurs ce qui distingue les trajectoires durables : la croissance rapide des pays émergents ne vaut que lorsqu’elle se traduit en justice sociale et en consolidation d’une classe moyenne. Faute de quoi elle demeure une performance comptable plus qu’un projet de société. Au risque de se répéter, le véritable capital d’un pays se mesure à la confiance de ses citoyens dans leurs institutions et dans la conviction qu’ils partagent un avenir commun.


Les fractures régionales illustrent cette faille.

Les grands pôles urbains se modernisent vite, mais nombre de communes rurales demeurent privées d’écoles dignes de ce nom, de soins de base ou même d’eau potable régulière. Cette inégalité n’est pas seulement une injustice, c’est une menace pour la cohésion nationale.

La régionalisation avancée, conçue comme un levier d’équilibre, risque de se transformer en simple transfert de contraintes si elle n’est pas accompagnée de moyens humains et financiers à la hauteur.

Le même constat vaut pour la jeunesse, qui représente plus de la moitié des Marocains. Cet atout démographique se transforme en inquiétude : chômage élevé, logement inaccessible, sentiment d’un système verrouillé où la mobilité sociale est bloquée. C’est ce que les sociologues appellent la pauvreté relative : le sentiment d’exclusion face aux promesses de modernité répétées dans les discours.           


La véritable gouvernance devrait répondre à cette fracture générationnelle non par des slogans, mais par des institutions qui donnent réellement accès à l’emploi, à l’initiative, à la reconnaissance. Faute de quoi, la défiance des nouvelles générations risque de miner durablement le pacte social.

La question de la justice fiscale s’impose également. Les travaux de Thomas Piketty l’ont montré : la stabilité repose sur une redistribution équitable. Croissance et investissements ne suffisent pas si leurs fruits se concentrent entre quelques mains. Or la classe moyenne marocaine, colonne vertébrale de toute société, s’érode sous le poids des prix, de l’école privée devenue quasi obligatoire, de la santé coûteuse. Sans réforme fiscale, sans école publique solide, sans protection sociale universelle, la promesse de mobilité se délite. Et sans classe moyenne, il n’y a pas de stabilité durable.
 

À cette fragilité s’ajoute la tentation du court terme. Pour montrer vite des résultats, on privilégie l’effet d’annonce. Mais la cohésion nationale se construit dans le temps long : former une génération par l’école, installer la confiance dans la justice, bâtir des institutions solides. Cette tension entre communication immédiate et transformation profonde explique pourquoi le Maroc avance par à-coups.

Le véritable courage politique est de privilégier le temps long, même au prix d’une visibilité immédiate plus faible.


La gouvernance, ce n’est pas seulement gérer des projets, c’est créer de la confiance : des citoyens envers l’État, des investisseurs envers les règles, des jeunes envers leur avenir.

Or cette confiance s’effrite. Trop souvent, les promesses ne trouvent pas de traduction concrète. Trop souvent, les citoyens se sentent exclus des décisions. Or la confiance est ce capital immatériel qui permet aux réformes de durer, aux sacrifices d’être acceptés, aux projets de prendre racine.

Enfin, nous ne pouvons ignorer les transitions mondiales qui redessinent déjà les rapports de force : énergie, numérique, intelligence artificielle, climat. Les “réalisations” doivent être jugées à l’aune de ces défis. Une école rénovée, c’est bien ; une école qui prépare aux métiers de demain, c’est vital. Une infrastructure moderne, nécessaire ; mais une économie verte et digitalisée, indispensable.
 

Reconnaissons-le : le Maroc a beaucoup accompli. Mais ce n’est pas suffisant. L’enjeu n’est plus de faire plus, mais de faire mieux. Les réalisations sont les briques nécessaires à l’édifice national, mais sans le ciment de la confiance et le plan de la justice, l’édifice reste fragile. Le vrai test n’est pas de savoir combien de briques sont posées, mais si l’édifice pourra abriter toutes les générations, à l’abri des fractures et tourné vers l’avenir.

C’est à cette aune que nous devons juger notre gouvernance. Non pour contester, mais pour exiger davantage. Car le Maroc en a les moyens. Il lui manque seulement de les utiliser avec la cohérence, la transparence et l’audace qu’appelle son avenir.

PAR ADNAN DEBBARH/ QUID.MA



Vendredi 26 Septembre 2025

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