La génération portfolio : ces jeunes Marocains qui bâtissent leur carrière… projet après projet


Rédigé par Salma Chmanti Houari le Vendredi 14 Novembre 2025

Ils n’ont plus un métier. Ils en ont trois, parfois quatre, parfois huit.
Graphiste le matin, photographe l’après-midi, community manager le soir. Étudiant en ingénierie mais consultant en data sur des missions ponctuelles. Étudiante en droit qui écrit des scripts pour des créateurs TikTok. Analyste financier qui fait du montage vidéo pour des marques locales.

Une jeunesse qui refuse de n’être qu’une seule case.
Une génération qui bâtit sa carrière non plus autour d’un titre… mais d’un portfolio vivant, mouvant, hybride.

Au Maroc, cette tendance a explosé depuis cinq ans. On l’appelle désormais : la génération portfolio.



La mort lente du “métier unique”

Pendant longtemps, la carrière au Maroc suivait une logique simple : étudier, trouver un job, monter en compétences dans un seul domaine, évoluer verticalement. Mais pour toute une partie de la jeunesse actuelle, cette vision n’a plus de sens. Ils ont été formés dans un monde où les compétences sont liquides, où les technologies évoluent plus vite que les cursus, où les entreprises demandent polyvalence et autonomie, et où le digital permet d’apprendre à une vitesse fulgurante.

Le résultat : le métier unique n’est plus un objectif. Il devient une contrainte. Ce qui compte désormais, ce n’est plus la fiche de poste : c’est la capacité à créer de la valeur dans différents univers.

Pourquoi cette bascule maintenant ?

Plusieurs facteurs ont accéléré cette transition générationnelle :

1. La montée de l’économie des gigs :

Plateformes de freelancing, micro-missions, contrats courts, collaborations temporaires… L’économie marocaine est de plus en plus flexible. Les jeunes y voient une opportunité, pas une instabilité. Une mission bien réalisée vaut plus qu’un long CV. Un client satisfait vaut plus qu’un titre.

2. Le digital a ouvert toutes les portes :

Tutoriels, certificats en ligne, formations rapides, bootcamps, communautés… En quelques mois, un jeune peut monter un niveau solide dans : le design graphique, le montage, le marketing digital, l’UX/UI, la programmation, la photographie, la vente en ligne. Le savoir n’est plus rare. Ce qui compte, c’est la vitesse d’apprentissage.

3. Le coût de la vie pousse vers la polyvalence :

Pour beaucoup de jeunes Marocains, un seul revenu ne suffit plus. Le multi-profil n’est pas uniquement un choix professionnel : c’est aussi une stratégie financière. Multiplier les sources de revenus, c’est réduire le risque.

4. Le besoin de liberté :

La génération portfolio veut vivre selon son rythme. Elle refuse le schéma métro-boulot-dodo. Elle cherche une structure de vie qui lui ressemble : mobile, flexible, créative. “Donc… tu fais quoi dans la vie ?” La question est devenue impossible à répondre.

À un dîner, dans un taxi, en famille, les jeunes suspendent toujours une seconde avant de répondre. Le métier unique n’est plus suffisant pour les décrire. Aujourd’hui, leurs réponses ressemblent à : “Je suis développeur… mais je fais aussi de la photo et du motion design.” “Je gère des réseaux sociaux et je fais du consulting RH.” “Je suis prof d’anglais, et je fais des voix off.” “Je suis architecte, mais aussi illustratrice et créatrice de contenus.”

La carrière n’est plus une ligne droite. C’est une constellation.

Le portfolio est devenu le vrai CV.

Boucler un projet est plus puissant que n’importe quel diplôme. Pour un recruteur, un portfolio raconte : ce que le jeune sait réellement faire, ce qu’il peut apprendre rapidement, son sens du détail, sa créativité, sa fiabilité, son style et son univers. Une étudiante qui a réalisé cinq projets de graphisme pour des commerces locaux a plus de valeur professionnelle qu’une autre qui n’a que ses cours théoriques. Un ingénieur qui a mené trois missions freelance en automatisation montre autant d’expertise qu’un ancien salarié. La génération portfolio ne se définit plus par son statut.

Elle se définit par ses réalisations. Les entreprises s’adaptent parfois malgré elles Au Maroc, les entreprises recherchent de plus en plus des profils hybrides : quelqu’un qui fait du social media mais comprend la stratégie, un ingénieur qui sait pitcher un projet, un développeur qui sait créer du contenu, un photographe qui maîtrise la publicité digitale, un marketeur qui sait faire du montage vidéo. Le multi-profil est devenu un avantage compétitif.

Ce n’est pas de la dispersion : c’est de la transversalité. Les start-up surtout en raffolent. Elles ont besoin de profils “couteaux suisses”, capables de faire plusieurs tâches avec une seule tête. Et les jeunes hybrides y trouvent un terrain de jeu naturel.

Le revers invisible : la fatigue de la dispersion

Mais derrière cette liberté, un risque se cache : l’épuisement cognitif, le sentiment d’être “trop éparpillé”, la peur de ne pas devenir expert dans un domaine. La génération portfolio travaille beaucoup plus qu’elle ne le montre. Elle jongle entre : projets académiques, missions freelance, side hustles, apprentissage continu, réseaux sociaux, travail salarié parfois.

Le cerveau est en mode multi-écran permanent. La concentration s’effrite. Le repos devient difficile. L’enjeu aujourd’hui est clair : Apprendre à être multi-professionnel sans se dissoudre.

Vers une nouvelle forme de carrière marocaine

Le Maroc n’est plus seulement un pays de métiers traditionnels. Il devient peu à peu un pays de compétences modulaires, de carrières créatives, d’identités professionnelles multiples. La génération portfolio ne rejette pas le salariat, ni l’entreprise.

Elle rejette juste les limites. Elle veut : apprendre vite, changer souvent, créer, tester, pivoter, accumuler des briques d’expérience, se construire une identité professionnelle à géométrie variable. Cette jeunesse n’a plus besoin d’attendre qu’une porte s’ouvre. Elle les ouvre elle-même; projet après projet.

Une conclusion simple, mais puissante

La génération portfolio transforme silencieusement le Maroc. Elle invente une nouvelle manière de travailler, plus libre, plus fluide, plus moderne. Une carrière qui ressemble moins à une échelle, et plus à un tableau : un ensemble d’œuvres, de projets, de tentatives, d’accomplissements. Ils ne choisissent pas un métier. Ils choisissent leur trajectoire.

Et peut-être que la vraie révolution du travail au Maroc n’est pas technologique. Elle est humaine. Elle tient dans cette phrase que tant de jeunes peuvent dire aujourd’hui : “Je ne suis pas un métier. Je suis un portfolio.”




Vendredi 14 Novembre 2025
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