La génération post-streaming


Rédigé par Salma Chmanti Houari le Mercredi 26 Novembre 2025

Pourquoi les jeunes Marocains recommencent à acheter des albums à l’ère de Spotify ?

Il fallait y assister pour le croire.
Un vendredi soir à Casablanca, devant un concept store de Derb Ghallef, une file de jeunes s’allongeait pour acheter… des albums. Oui, de vrais albums.

Des vinyles, des cassettes rééditées, des éditions collectors, des CD premium dont les prix dépassent parfois ceux d’un abonnement mensuel à trois plateformes de streaming réunies.

La scène paraît presque anachronique, comme un retour dans le passé. Pourtant, le phénomène est bel et bien contemporain. Et il ne se limite pas au Maroc. Partout dans le monde, la génération post-streaming redécouvre le plaisir du tangible, après plus d’une décennie d’abondance numérique.

Spotify a tout rendu accessible, immédiat, infini. La musique est devenue un flux, un fond sonore, une présence continue dans nos vies.



Justement, c’est cette infinité sans limite qui a fini par épuiser.

Quand tout est disponible tout le temps, plus rien n’a réellement de valeur. L’algorithme décide pour nous, les playlists se ressemblent, les découvertes deviennent pré-formatées. La musique se consomme, mais ne se vit plus.

Alors les jeunes, paradoxalement, retournent au contraire absolu du streaming : l’objet musical. On assiste à une renaissance. Le vinyle n’est plus un accessoire rétro, mais un manifeste culturel.

Le CD, qu’on croyait mort depuis plus de dix ans, revient dans une version premium, sérigraphiée, lourde, luxueuse. Les packs collectors créent de véritables événements : posters exclusifs, artworks alternatifs, mini-livrets, photos inédites, signatures imprimées, packaging pensé pour être exposé comme une œuvre.

Même les cassettes, objets pourtant peu pratiques, se vendent pour leur charme nostalgique, leur bruit mécanique et cette impression presque magique d’entendre la musique vivre physiquement à l’intérieur du boîtier.

Au Maroc, le mouvement trouve un écho particulier. D’abord parce que les jeunes Marocains ont toujours eu une relation affective avec la musique physique. Les anciens marchés de disques, les CDs gravés, les pochettes bricolées à la maison, les radios locales, la K7 dans la voiture du père ou de l’oncle, tout cela a construit une mémoire sonore très forte.

Aujourd’hui, cette mémoire ressurgit, mais avec un twist moderne. Le jeune qui écoute Travis Scott sur Spotify veut aussi posséder l’édition limitée de son album. Celui qui découvre la scène électro marocaine veut soutenir directement un artiste local en achetant son vinyl pressé en petite quantité.

La possession n'est plus un acte matériel, c’est un acte identitaire.

La génération post-streaming n’achète pas des albums parce qu’elle en a besoin.

Elle les achète pour marquer son appartenance, pour matérialiser un lien. Dans un monde saturé d’écrans où tout est duplicable à l’infini, l’objet devient un ancrage. Le toucher, la texture, l’odeur d’un vinyle neuf, la sensation d’un livret entre les doigts, la beauté d’une illustration imprimée, tout cela crée une émotion que les plateformes ne peuvent reproduire. L’ère numérique a rendu la musique immatérielle, mais elle a aussi créé un manque.

Les jeunes ressentent aujourd’hui ce manque très intensément. Ils veulent quelque chose qui ne se swipe pas, qui ne se ferme pas avec un geste du pouce, qui ne disparaît pas dans un océan de fichiers. Ils veulent une trace, une preuve visible de leurs goûts, de leurs obsessions, de leurs phases de vie.

Une étagère de CD premium devient une extension de soi, comme une pièce de collection, une œuvre qu’on expose.

Les vinyles sur les murs sont autant décoratifs que symboliques

Ils racontent une histoire. Ils donnent une forme à une passion. Il y a aussi un autre élément essentiel : le streaming a rendu l’écoute trop simple. Trop rapide. Trop fluide. On saute d'un morceau à l'autre. On ne termine pas les albums. On ne vit plus l’expérience musicale avec attention. Le vinyle oblige à écouter.

Le CD demande de s’asseoir, de choisir, de changer de disque. Ce retour à l’effort transforme l’écoute en un rituel. On pose le disque, on ouvre le livret, on regarde les paroles, on découvre les crédits, on se laisse prendre par l’univers. Finalement, c’est ce rituel que la génération post-streaming recherche, car il redonne du sens à la musique.

Le phénomène touche aussi la création. Les artistes marocains le remarquent. Les jeunes musiciens ne rêvent plus seulement d’un hit viral sur TikTok.

Ils rêvent d’un album en vinyle, d’une édition signée, d’un objet qui leur survit.

Ils repensent le design, le storytelling, la direction artistique, parce que l’objet physique devient une pièce centrale de leur identité artistique. L’esthétique compte autant que le son. Les labels indépendants réapparaissent. Les studios de pressage sont débordés. Les soirées d’écoute d’albums, autrefois ringardes, attirent à nouveau les foules. Le retour du tangible n’est donc pas un simple effet de mode.

C’est une réaction culturelle profonde, presque instinctive. Une génération née dans le digital cherche à retrouver une forme de réalité. Elle refuse que tout ce qu’elle aime soit réduit à des datas invisibles. Elle veut tenir sa musique entre ses mains.

Elle veut lui donner un poids, une présence, un espace. En réalité, la vague post-streaming n’est pas un rejet de la technologie. Les jeunes ne quittent pas Spotify, au contraire. Ils écoutent en streaming au quotidien, mais ils achètent les objets qui comptent vraiment.

Ils mixent les deux mondes, comme s’ils cherchaient un équilibre entre l’efficacité du numérique et la chaleur du physique.

C’est une hybridation culturelle totalement nouvelle, où la musique existe à la fois en flux et en matière. Dans une société où tout devient virtuel, où nos vies passent par des écrans, où les relations se digitalisent, où les loisirs se dématérialisent, il reste une nostalgie du palpable. La musique est souvent la première à absorber les changements sociaux, et la première à révéler les tensions.

Le retour des albums physiques signale quelque chose de plus grand et de plus intime : le besoin de retrouver une connexion authentique avec ce que l’on aime. La génération post-streaming ne rachète pas le passé. Elle le réinvente. Elle prouve que malgré la domination des algorithmes, le tangible peut encore gagner.

Parce qu’au fond, une playlist ne raconte jamais aussi bien une vie qu’un disque que l’on a choisi, acheté, ouvert, touché et conservé. Et c’est peut-être cela, la vraie révolution culturelle de 2025.




Mercredi 26 Novembre 2025
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