Une promesse numérique… restée en plan
Dans les années 2020, beaucoup prédisaient un essor fulgurant du e-commerce alimentaire au Maroc. Entre accélération numérique, jeunesse connectée, urbanisation galopante et crise sanitaire, tous les indicateurs semblaient pointer vers une révolution du "click & eat". Pourtant, cinq ans plus tard, cette promesse semble avoir été oubliée.
Dans son Avis A/1/25, le Conseil de la Concurrence consacre un passage révélateur à ce segment encore embryonnaire. Il y identifie un potentiel inexploité, mais aussi un enchevêtrement de freins structurels, logistiques, culturels et institutionnels qui empêchent le e-commerce alimentaire marocain de décoller.
Dans son Avis A/1/25, le Conseil de la Concurrence consacre un passage révélateur à ce segment encore embryonnaire. Il y identifie un potentiel inexploité, mais aussi un enchevêtrement de freins structurels, logistiques, culturels et institutionnels qui empêchent le e-commerce alimentaire marocain de décoller.
Une dynamique encore marginale
En 2025, moins de 2 % des ventes alimentaires totales au Maroc passent par le canal digital. Ce chiffre contraste fortement avec les pays émergents comparables (comme l’Égypte, la Turquie ou l’Inde), où la part dépasse parfois les 10 %.
Les commandes de courses alimentaires en ligne restent principalement l’apanage de :
Les commandes de courses alimentaires en ligne restent principalement l’apanage de :
Jeunes urbains CSP+, résidant dans les grandes villes ;
Marocains résidant à l’étranger qui font livrer à leurs familles ;
Clients d’enseignes déjà structurées (comme Carrefour, Marjane ou Glovo).
Mais pour la majorité de la population marocaine, le e-commerce alimentaire reste une abstraction : trop complexe, trop cher, trop distant.
Des tentatives privées… mais limitées
Le Conseil de la Concurrence a recensé plusieurs initiatives, souvent portées par le privé :
Sites e-commerce des GMS : Marjane, Carrefour, Aswak Assalam ont développé des plateformes de commande, mais avec une couverture géographique réduite, et des délais souvent peu compétitifs.
Startups spécialisées : quelques acteurs comme Chari, YoLa Fresh ou Terraa tentent de structurer l’approvisionnement digital depuis les producteurs vers les détaillants.
Livraison de proximité via Glovo, Jumia Food ou des applis locales, surtout en milieu urbain.
Mais ces modèles restent limités à des niches urbaines, sans vraie pénétration nationale. L’absence d’agrégation logistique entre producteurs, plateformes et clients freine l’effet d’échelle.
Les freins logistiques : nerf de la guerre
Le premier obstacle, relevé par le Conseil, est l’absence d’une infrastructure logistique adaptée au e-commerce alimentaire :
Peu de plateformes de tri, stockage et acheminement à température contrôlée ;
Flotte de livraison insuffisante pour couvrir tout le territoire, en particulier les zones rurales ;
Difficulté à garantir la chaîne du froid pour les produits frais ou surgelés ;
Adressage postal incomplet dans plusieurs villes, rendant la livraison incertaine.
Résultat : le coût unitaire de livraison reste trop élevé pour le client final ou le petit commerçant. Et le délai est trop long pour des produits périssables ou d’achat impulsif.
Un modèle économique difficile à équilibrer
Le e-commerce alimentaire suppose des marges très faibles, car les produits sont peu chers, à forte rotation, avec une exigence de qualité constante. Mais au Maroc :
Les marges logistiques sont élevées (carburant, maintenance, main-d'œuvre) ;
Les prix d’achat sont souvent plus élevés que dans les circuits traditionnels, faute de massification ;
Les volumes sont encore trop faibles pour amortir les coûts fixes.
Sans soutien public ou alliance entre acteurs, peu d’entreprises peuvent tenir sur la durée. Même les grandes enseignes freinent leurs investissements digitaux sur l’alimentaire, concentrant leur stratégie sur l’électronique, les vêtements ou les produits secs.
Freins culturels et comportementaux
Outre les freins techniques, le Conseil souligne une faible confiance du public vis-à-vis de l’achat alimentaire en ligne. Plusieurs facteurs l’expliquent :
Méfiance envers la qualité des produits reçus, en particulier les fruits, légumes ou viandes ;
Attachement à la vérification physique (toucher, odeur, date de péremption) avant l’achat ;
Préférence pour l’achat à l’unité ou au détail (ex : un œuf, un sachet) non pris en compte par les plateformes ;
Manque d’options de paiement en espèces à la livraison dans les zones rurales.
Ces éléments montrent que la digitalisation ne peut pas simplement reproduire le modèle occidental, mais doit intégrer les spécificités marocaines : flexibilité, proximité, confiance humaine.
Un cadre réglementaire absent ou flou
Le Conseil pointe également l’absence d’un cadre juridique clair pour le e-commerce alimentaire :
Qui est responsable en cas de produit avarié ? Le fournisseur, le logisticien, la plateforme ?
Quelles normes de conservation et de traçabilité doivent s’appliquer ?
Quels droits pour le consommateur en ligne, notamment en cas de litige ou de non-conformité ?
L’absence de réponse claire freine l’investissement, car le risque juridique est trop élevé pour les petits acteurs. Un flou qui bénéficie, paradoxalement, aux grandes plateformes déjà rodées à la gestion des litiges. Quelles pistes pour une révolution encore possible ?
Malgré ces freins, le Conseil ne ferme pas la porte à un développement futur du e-commerce alimentaire. Il propose plusieurs leviers à explorer :
Soutenir des hubs logistiques régionaux, mutualisés entre coopératives, producteurs et transporteurs.
Créer un label de confiance pour les plateformes alimentaires, incluant qualité, hygiène, transparence.
Adapter les plateformes aux usages populaires : commande par WhatsApp, paiement à la livraison, packs à l’unité.
Encourager les places de marché coopératives, notamment pour les petits producteurs et artisans locaux.
Lancer des appels d’offres publics pour la logistique de produits agricoles en ligne.
Des modèles hybrides à inventer
Le e-commerce alimentaire marocain ne pourra réussir que s’il invente des modèles hybrides, mêlant digital et proximité humaine.
Quelques pistes prometteuses :
Quelques pistes prometteuses :
Click & collect rural : commander en ligne, récupérer chez l’épicier du douar ;
Points relais mutualisés dans les souks, les mosquées ou les coopératives féminines ;
Marchés hebdomadaires connectés, où les commerçants reçoivent des précommandes via messagerie ;
Digitalisation du commerce traditionnel : inventaire numérique, QR code, offres ciblées.
Digitalisation du commerce traditionnel : inventaire numérique, QR code, offres ciblées.
Ce n’est donc pas une "révolution numérique" au sens strict, mais une réinvention de la distribution, adaptée au contexte marocain.
Une révolution en jachère, mais pas perdue
Le e-commerce alimentaire au Maroc n’a pas échoué. Il n’a pas encore été pensé sérieusement. Les tentatives existent, les talents aussi. Ce qui manque, c’est une vision publique, une coordination logistique, un cadre juridique clair, et surtout, une approche culturelle enracinée dans les pratiques locales.
Le Maroc peut encore réussir sa digitalisation alimentaire. Mais à condition de ne pas copier les modèles étrangers, et de partir des besoins réels de ses consommateurs, de ses commerçants, et de ses territoires.
Le Maroc peut encore réussir sa digitalisation alimentaire. Mais à condition de ne pas copier les modèles étrangers, et de partir des besoins réels de ses consommateurs, de ses commerçants, et de ses territoires.