La transparence sur les prix alimentaires est-elle impossible au Maroc ?

Enquête sur un brouillard organisé autour des marges, des circuits et des responsabilités


Rédigé par Hajar DEHANE le Samedi 12 Juillet 2025



Quand le citoyen ne sait plus ce qu’il paie

Pourquoi un litre de lait vendu 3 dirhams au producteur atteint-il 9 dirhams dans les rayons ? Pourquoi les tomates flambent à Casablanca quand elles pourrissent à Agadir ? Pourquoi l’ail importé coûte moins cher que celui de Taza ?

Au Maroc, comprendre les prix alimentaires relève souvent du casse-tête, voire du mystère. Et pour cause : il n’existe aucun dispositif public structuré permettant de suivre la formation des prix, ni de rendre compte de la répartition des marges dans les circuits de distribution.

Dans son Avis A/1/25, le Conseil de la Concurrence dénonce cette opacité systémique comme l’un des grands freins à une politique efficace de lutte contre l’inflation et de protection du consommateur. Mais aussi comme un révélateur des résistances profondes à la régulation.

​Une chaîne de valeur sous surveillance… privée

Au Maroc, les prix agricoles à la production sont relativement bien documentés, notamment par les Chambres d’agriculture et les services du ministère. Cependant, dès que les produits quittent le stade primaire, que ce soit le champ ou l’unité de transformation, la traçabilité des prix devient lacunaire, rendant opaque la formation des marges tout au long de la chaîne de valeur.

Le ministère du Commerce ne publie aucune base de données sur les prix de vente moyens par ville, par circuit ou par type de distributeur. Les les grandes surfaces alimentaires (GMS) gardent jalousement leurs informations, au nom du secret commercial. Les commerçants de quartier n’ont souvent ni registre comptable, ni relevé de stock.

Résultat : aucune institution ne sait vraiment qui prend quelle marge, à quel moment, ni pourquoi un même produit peut varier de 30 à 200 % entre sa source et sa mise en rayon.

Pas d’observatoire, pas de politique

Le constat est sans appel : le Maroc ne dispose pas d’un Observatoire national des prix et des marges. Une carence qui le distingue des pays membres de l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE) et même de voisins comme la Tunisie.  

Un tel outil, pourtant indispensable, permettrait de collecter des données fiables sur les prix à chaque niveau de la chaîne de valeur, d’identifier les pratiques abusives telles que les surmarges, les ententes ou la spéculation, et de fournir une base objective pour orienter les politiques publiques.

Plafonnement des prix, ajustements fiscaux, dispositifs de soutien ciblé : autant de mesures qui pourraient s’appuyer sur des données précises et actualisées. En outre, cet instrument serait crucial pour rétablir la confiance des citoyens dans un marché souvent perçu comme opaque et déséquilibré.  

À ce jour, le Haut-Commissariat au Plan (HCP) publie des indices globaux, notamment l’indice des prix à la consommation. Toutefois, l’absence de ventilation fine par produit ou secteur rend toute analyse opérationnelle impossible, limitant ainsi la capacité d’intervention face aux dérives économiques.

Pourquoi cet observatoire n’existe pas ?

L’absence d’un Observatoire des prix au Maroc s’explique par un manque de volonté politique, alimenté par la crainte de froisser les grands distributeurs, une culture économique encore largement dominée par le laisser-faire et l’ajustement par le marché, un morcellement institutionnel qui rend la coordination entre ministères, collectivités locales et fédérations professionnelles particulièrement complexe, ainsi que des résistances corporatistes, notamment de la part des syndicats de commerçants, peu enclins à accepter une transparence accrue, une opacité qui semble ainsi servir les intérêts des acteurs dominants tout en pénalisant les consommateurs et les petits producteurs.

Quand la loi se tait

Le droit marocain ne fixe aucune obligation de publication des prix ou des marges dans le secteur de l’agroalimentaire. Contrairement à d’autres pays, aucune obligation légale n’impose la publication des prix ou des marges pratiqués par les grandes surfaces, aucun distributeur n’est tenu de justifier ses hausses de prix, et les entreprises peuvent librement fixer leurs marges, même abusives, tant qu’aucune entente anticoncurrentielle n’est prouvée.

La Loi sur la liberté des prix et de la concurrence (n°104-12) prévoit des contrôles en cas de pratiques anticoncurrentielles, mais elle n’instaure pas de transparence proactive, laissant l’action publique dépendante de mécanismes réactifs, souvent lents et inefficaces.

L’argument du “secret commercial”

Chaque fois que la question des marges est posée, les grandes enseignes et industriels invoquent le secret des affaires : rendre publiques leurs marges reviendrait, selon eux, à révéler des données sensibles à leurs concurrents.

Cet argument est recevable en théorie… mais problématique dans un marché où les mêmes acteurs dominent le secteur, et où les asymétries d’information faussent la concurrence.

Le Conseil propose donc une solution intermédiaire : rendre les données anonymisées obligatoires, consolidées par secteur ou par région, sans identifier les marques ou les entreprises.

L’enquête menée par le Conseil de la concurrence sur la filière lait met en lumière les dysfonctionnements liés à l’absence de transparence dans la chaîne de valeur. Les producteurs vendent le litre de lait cru à 3 DH, tandis que les industriels, après transformation, le cèdent à 5 DH aux distributeurs. Pourtant, le prix en rayon grimpe parfois jusqu’à 9 ou 10 DH le litre, selon les enseignes et les villes.  

Ce gouffre entre le prix initial et celui payé par le consommateur reste inexpliqué. Aucune donnée officielle ne permet de déterminer les marges exactes pratiquées par les transformateurs, logisticiens, distributeurs ou détaillants. Le consommateur, lui, se retrouve à payer… sans savoir.

Les conséquences d’un marché sans transparence

L’opacité du marché agroalimentaire engendre quatre effets majeurs. Elle accentue les pressions inflationnistes en empêchant l’État de cibler efficacement les segments nécessitant une régulation. Elle alimente une défiance généralisée des agents économiques, les hausses de prix étant perçues comme arbitraires.

Elle limite l’efficacité des politiques publiques en rendant impossible un ciblage optimal des aides, faute de données fiables sur les marges des différents acteurs. Enfin, elle favorise les comportements collusifs entre les acteurs dominants, réduisant la concurrence et renforçant les structures oligopolistiques. Ces effets illustrent l’urgence de mécanismes de transparence pour rétablir l’équilibre du marché.

Ce que propose le Conseil

Le Conseil de la Concurrence propose trois mesures clés pour améliorer la transparence. Il recommande la création d’un Observatoire national des prix et des marges, indépendant, rattaché au Chef du Gouvernement, et doté d’un pouvoir d’enquête pour publier des données mensuelles par produit et région.

Il préconise également d’imposer aux grandes enseignes une déclaration annuelle de la structure des prix sur des produits de base, avec sanctions en cas de non-conformité.

Enfin, il suggère de mettre en place une plateforme publique interactive permettant aux citoyens de comparer les prix locaux et de responsabiliser les distributeurs. Ces mesures visent à garantir une meilleure régulation du marché.

Au-delà des aspects techniques, la transparence sur les prix est une question de justice sociale et de démocratie économique : elle constitue un véritable enjeu de justice sociale et de démocratie économique.

Elle offre aux citoyens la possibilité de faire des choix éclairés, aux producteurs un cadre de négociation plus équitable, et à l’État les moyens d’assumer pleinement son rôle de régulateur au service de l’intérêt général.

Cet impératif devient encore plus crucial dans un contexte marqué par des tensions inflationnistes, une précarité alimentaire croissante et la nécessité de renforcer la souveraineté économique.

​ La transparence est le préalable à toute réforme

Ainsi, tant que le Maroc restera dans une zone grise de non-dits, d’intérêts croisés et de données absentes, toute réforme du secteur de la distribution sera vouée à l’échec.

Il est temps d’admettre que l’opacité n’est pas une fatalité mais un choix politique. Et que seule la lumière permettra de rééquilibrer les rapports entre l’agriculteur, le commerçant, le distributeur… et le consommateur.




Samedi 12 Juillet 2025
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