Le Grand Maghreb, une idée qui ne veut pas mourir


Rédigé par le Mardi 4 Novembre 2025



​Le Grand Maghreb, une idée qui refuse l’oubli

À l’occasion de son discours du 31 octobre, Sa Majesté le Roi a renouveler une ouverture diplomatique que beaucoup croyaient impossible dans le climat régional actuel. En tendant, une nouvelle fois, la main au président algérien, le souverain a  remis sur la table une perspective que l’histoire n’a jamais réussi à enterrer : celle du Grand Maghreb.

Dans le brouillard de tensions politiques, de frontières fermées et de méfiances accumulées, cette proposition résonne comme un rappel à la raison géopolitique. Non pas naïve, mais lucide. Non pas nostalgique, mais prospective. Et si, malgré tout, l’idée d’un Maghreb uni était moins un rêve suspendu qu’un horizon possible, désormais ramené à l’ordre du jour par les nécessités du siècle ?

Le concept revient, tel un fantôme têtu, dans les discours politiques, les colloques universitaires et les conversations de cafés : le Grand Maghreb. Un projet vieux de plus d’un demi-siècle, enlisé dans la géopolitique, contredit par les agendas nationaux, trahi par la méfiance mutuelle… mais qui persiste, obstinément. À croire qu’il renferme quelque chose de plus profond qu’un simple rêve administratif : une intuition historique.

L’ambition maghrébine est née dans les années 1950, au moment des indépendances. Ceux qui l’avaient formulée voyaient large. L’Afrique du Nord, un bloc. Des millions de consommateurs, un marché intégré, un poids diplomatique accru, des universités interconnectées, des frontières ouvertes pour les marchandises, les idées et les talents. Les économistes de l’Union du Maghreb Arabe ne cessent de le marteler : si la région fonctionnait comme une communauté intégrée, elle gagnerait plusieurs points de croissance par an. On imagine facilement ce qu’aurait signifié une telle dynamique dans un monde obsédé par la compétition.

Pourtant, l’histoire s’est écrite autrement. Au lieu de converger, les États ont divergé. Les rivalités héritées de la colonisation se sont incrustées dans les doctrines. Le conflit artificiel au Sahara a figé les relations. L’UMA est devenue une coquille vide, symbole cruel de nos incapacités politiques. Les frontières ont été fermées comme on ferme un chapitre, sans jamais en écrire un autre.

Si les générations X et Y ont échoué, la génération Z, elle, s’interroge : comment peut-on, à l’ère du cloud, de l’IA et des échanges instantanés, tolérer des frontières qui empêchent de faire trois heures de route pour rejoindre une capitale voisine ? Cette jeunesse, plus connectée que jamais, voit la région non plus comme un échiquier stratégique, mais comme un espace naturel : même langue, mêmes références culturelles, même pop-culture, mêmes défis climatiques, même besoin de mobilité. La technologie a rapproché les citoyens là où la diplomatie échoue.

Sur le plan géopolitique, le monde bascule : blocs continentaux, unions régionales, partenariats stratégiques. L’Afrique de l’Ouest négocie à plusieurs. L’Union européenne, malgré ses contradictions, pèse lourd parce qu’elle parle d’une seule voix. Même l’ASEAN, longtemps perçue comme fragile, avance. Pendant ce temps, le Maghreb se regarde dans le miroir, immobile. Une fragmentation qui coûte cher : duplication des industries, dépendances énergétiques, faiblesse dans la négociation internationale. Un gâchis, murmurent les économistes.

Pourquoi, alors, l’idée ne meurt-elle pas ? Parce qu’au-delà de la politique, il existe une mémoire. Les routes caravanières, les universités antiques de Fès ou de Kairouan, les ports andalous ouverts vers la Méditerranée… Tout cela formait une région en mouvement, où les flux étaient naturels. Et parce qu’il ne s’agit pas seulement d’économie. Il s’agit de souveraineté. Dans un XXIe siècle dominé par les mastodontes américains et asiatiques, aucune nation maghrébine — seule — ne peut prétendre influencer le cours du monde.

Le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, la Libye et la Mauritanie partagent aussi une peur : celle de devenir de simples plateformes logistiques au service des autres puissances. Cette peur pourrait les unir, si elle était formulée honnêtement. Le défi climatique, lui, n’attend pas. La désertification ne connaît pas la nationalité des dunes. L’immigration clandestine ne demande pas de visa. L’eau manque partout. Autant de problèmes impossibles à résoudre seuls.

Imaginer le Grand Maghreb aujourd’hui, ce n’est pas rêver d’un drapeau unique. C’est penser en réseau : énergie verte partagée, corridors logistiques, interopérabilité numérique, reconnaissance mutuelle des diplômes, incubateurs transnationaux. Le réalisme, pas l’utopie. L’intégration n’a pas besoin d’un romantisme pan-maghrébin : elle a besoin de projets concrets.

Certains, comme moi, diront que la rivalité est trop profonde, que les plaies sont trop vives. Ils n’ont pas tort. Mais l’histoire montre que certaines idées survivent précisément parce qu’elles correspondent à un intérêt objectif. Le Grand Maghreb est condamné à revenir, jusqu’au jour où ses États décideront enfin de s’y atteler. Peut-être qu’il faudra encore dix ans, peut-être une génération.

Pour l’instant, l’idée respire. Elle s’échange sur les réseaux sociaux, se murmure dans les think tanks, circule chez les entrepreneurs. Elle voyage en douce, par-dessus les frontières. On peut étouffer un projet. On ne peut pas tuer une nécessité.

La suite, elle, ne dépend plus des rêves : elle dépend du courage politique. Et celui-là, comme les idées tenaces, finit toujours par se réveiller.

Alors voilà ma confession : je ne me fais plus d’illusions.

Et pourtant, moi, simple senior marocain, je n’y crois plus. Ce rêve, je l’ai fait plusieurs fois, avec l’enthousiasme de ma génération, avec l’illusion que les dirigeants finiraient par écouter l’évidence géographique, la logique économique, le bon sens historique. Je l’ai porté, débattu, espéré. Puis je l’ai vu se briser, encore et encore, sur les récifs de la rancœur et du dogme. Aujourd’hui, je suis fatigué. L’horizon biologique se rétrécit, la patience aussi. J’ai vieilli en regardant une frontière rester close, en écoutant les mêmes slogans, en constatant 50 ans de passif avec ce voisin de l’Est, figé dans une posture défensive.

L’Algérie officielle s’est construite contre : contre la France, contre le Maroc, contre tout ce qui pourrait fissurer le récit national forgé dans les cendres de la colonisation. Une économie paresseuse, dopée à la rente pétrolière et gazière, a permis de différer l’inévitable : la réforme, le travail, le risque, l’ouverture. Comme si le sous-sol pouvait remplacer l’imagination. Comme si un baril pouvait tenir lieu de vision. Pendant ce temps, les peuples ont grandi séparés, privés de liens naturels, condamnés à la caricature mutuelle.

Je regarde les discours, les mains tendues, les promesses renouvelées. Je veux y croire, mais je n’ai plus l’élan. Il y a une fatigue intime, celle de la désillusion répétée. J’ai déjà vu les mêmes sourires diplomatiques, les mêmes communiqués prudents, les mêmes suspensions d’espoir. L’idée d’un Grand Maghreb ne manque pas de beauté : elle manque de courage. Pas dans la rue, mais dans le Palais d'El Mouradia. Pas chez les jeunes, mais chez ceux qui décident.

Alors voilà ma confession : je ne me fais plus d’illusions. Ce projet ne sera peut-être pas réalisé pour moi, ni dans mon temps de vie. Ce rêve, je le laisse désormais aux générations qui naissent sans rancune, qui n’ont pas été élevées dans l’ombre de la guerre froide nord-africaine, qui n’ont pas confondu patriotisme et hostilité. Elles, peut-être, sauront contourner la fatigue politique, franchir ce mur invisible, inventer une union sans slogans.

Si le Grand Maghreb doit un jour renaître, il faudra un choc intérieur en Algérie, une réconciliation avec son modèle économique, un dépassement de sa peur. Il faudra un courage à visage civil, loin des casernes et des hydrocarbures.

Je referme ce chapitre sans amertume, juste avec lucidité. Mon horizon se ferme, le leur s’ouvre. Peut-être que, dans ce passage de témoin, se cache la seule chance réelle de ce rêve têtu.




Mardi 4 Novembre 2025
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