Le civisme, cette absence qui nous regarde


Le civisme ne s’est pas effondré d’un coup. Il s’est lentement érodé, rongé par l’oubli, l’indifférence et les faux-semblants. Dans un Maroc où les murs rutilants masquent des institutions désincarnées, Adnan Debbarh dresse un constat lucide et douloureux : ce n’est pas le béton qui nous manque, mais l’adhésion. Ce qui fait société ne se décrète pas, il se tisse — dans les regards, les gestes, le sentiment d’appartenir.



Par Adnan Debbarh

Le civisme n’a pas disparu. Il s’est érodé, comme ces façades neuves où l’armature rouillée transparaît sous l’enduit frais. Nous ne vivons pas une simple crise des comportements, mais l’aboutissement logique d’une société qui a cru pouvoir goudronner les consciences en bétonnant les villes.

Ibtissam Machkoor a raison de souligner que "le vrai chantier n'est pas dans le béton mais dans les consciences". Car sous ce paradoxe marocain, ces rimes visuelles entre décadence morale et modernité apparente, gisent des couches de mémoire sociale que l'archéologie des failles permet précisément d'exhumer : l'école vidée de sa mission, la rue désertée par le collectif, l'autorité devenue étrangère à ceux qu'elle prétend guider.

Les signes sont là, sous nos yeux : des écoles aux murs fraîchement peints mais aux toilettes condamnées, des places publiques équipées de bancs flambant neufs où personne n’ose s’asseoir. Nous avons bâti un décor de civisme, mais en avons perdu l’usage, comme un dictionnaire dont on aurait oublié la langue.

On croit souvent que les sociétés s'effondrent sous le poids de leurs erreurs visibles. Alors que parfois, ce sont les silences accumulés, les gestes abandonnés, les liens distendus qui préparent, en sourdine, les grandes dislocations.

Ces derniers temps, le Maroc semble se regarder à travers une vitre trouble. Les débordements, les violences gratuites, les scènes d'hystérie urbaine ou d'indiscipline convertie en bravade ne sont plus des accidents. Ils dessinent une trame. Quelque chose d'essentiel semble s'être retiré du paysage commun. Ce quelque chose, c'est peut-être ce que nous appelions autrefois le civisme.

Le civisme n'est pas une case à cocher dans un bulletin scolaire. Ce n'est pas un slogan collé sur un mur administratif. C'est un climat. Un liant. Une manière d'être ensemble sans se nuire. De partager l'espace, le temps, la langue, sans se défier à chaque coin de rue. Le civisme est cette discrétion qui fait société.

Longtemps, au Maroc, il fut moins une norme qu'un réflexe transmis. Il n'avait pas besoin d'être formulé. Il coulait dans la voix du père, dans le silence du fqih, dans la posture de l'instituteur. Il se disait sans mot. Il s'apprenait par les corps, par les regards, par le rituel discret du quotidien.

Puis quelque chose s'est effrité. Lentement. D'abord, ce furent les médiations qui se sont retirées : l'école a cessé d'éduquer, la famille de transmettre, la rue de réguler. L'autorité, devenue suspecte, n'a pas été remplacée par la responsabilité, mais par le vide. Un vide où chacun crie plus fort pour exister.

À ce moment-là, l'État aurait pu reconstruire un socle. Refonder un sentiment d'appartenance. Il a préféré moderniser la surface. Il a remplacé le lien par la coercition, la confiance par la caméra, l'écoute par l'injonction. On ne fabrique pas le civisme à coups de mémos et de matraques. Le civisme naît du sentiment d'être compté.

Pourtant, dans l'ombre, des fissures de lumière persistent. Ici, un groupe d'écoliers ramassant des déchets sans en faire étalage. Là, un taxi collectif où l'on se serre pour faire place à une mère et son enfant. Ces gestes minuscules, trop souvent invisibles, sont les pierres de gué d'un civisme blessé, preuve que le ciment social n'a pas tout à fait séché.

Ce que nous appelons aujourd'hui "incivisme" est le nom d'une fracture plus ancienne. Une désaffection. Une désappartenance. Une parole intime qui dit : je n'ai pas de place ici, donc je m'en emparerai par le bruit, par la force ou par le chaos. Quand un jeune lance une bouteille sur les secouristes à Beni Mellal, il ne fait pas qu'exprimer son manque d'éducation : il exprime son rejet d'une société qui s'est construite sans lui. L'incivisme est une langue maternelle que nous avons tous, par négligence, enseignée.

La bruyance sociale que nous constatons n'est pas une simple impolitesse : c'est une contestation diffuse, une revanche contre une société perçue comme injuste, opaque, indifférente. Et l'on aura beau multiplier les stades, les caméras intelligentes, les dispositifs de sécurité, rien n'y fera si les individus ne se sentent pas parties prenantes d'une aventure commune.

Ce qui manque, ce n'est pas une discipline. C'est une fierté. Un sentiment de dignité. Une preuve que l'État respecte avant d'exiger, qu'il écoute avant de sanctionner, qu'il inclut avant de désigner.

On ne respecte pas une autorité qui humilie. On ne respecte pas une rue qui rejette. On ne respecte pas un pays qui ne raconte plus rien.

Il est encore temps. Mais il faudra renoncer à la croyance que l'ordre se décrète. Il faudra retisser, patiemment, les fils usés du sentiment d'appartenance. Repenser l'école non comme une fabrique de réussite individuelle, mais comme un lieu d'instruction civique sensible. Réhabiliter la famille comme espace de lente transmission, non de consommation rapide. Refaire du quartier un lieu de circulation des regards, non une zone de mise à l'épreuve de la force.

Les solutions ? Elles ne sont pas dans les slogans ni les campagnes éphémères. Elles sont sous nos pieds, dans ces couches de méfiance et de lassitude accumulées comme des strates. Reconstruire exige de creuser jusqu'aux failles originelles : l'école devenue usine à diplômes, la famille réduite à une coquille, la rue abandonnée à la loi du plus fort. On ne répare pas une génération avec des discours. Mais on peut, peut-être, en sauver la suivante.

Cela prendra du temps. Cela ne se fera pas dans les haut-parleurs des campagnes de sensibilisation. Cela exigera de la patience, de la cohérence et surtout une vision.

Un jour peut-être, le civisme redeviendra une évidence. Non pas une leçon, ni une injonction, juste cette manière partagée de se traverser sans se heurter, comme des rivières parallèles qui connaissent leur lit. Alors, un regard retenu ou une porte tenue vaudront tous les monuments. Et l'on se demandera comment nous avons pu oublier quelque chose d'aussi simple que d'être ensemble.



Jeudi 17 Juillet 2025

Dans la même rubrique :