Le divorce des deux Maroc


Par Rachid Boufous

La crise marocaine n’est pas seulement économique. Elle est d’abord morale et symbolique. Elle ne se lit pas dans les courbes du PIB ni dans les notes de Standard & Poor’s, mais dans les regards fatigués, dans les silences qui s’installent, dans la lassitude des citoyens qui ne croient plus aux récits officiels. Elle naît du divorce entre deux Maroc : celui des indicateurs et celui des vécus. Le premier s’exprime en pourcentages, en bilans, en prévisions. Le second se vit dans la chair, dans la patience des foyers, dans le prix du lait, dans le carnet à spirales de Saïd l’épicier. Entre ces deux pays, la fracture s’élargit, et c’est dans cette fissure que s’engouffre le désenchantement collectif.



Le Maroc des indicateurs est sûr de lui.

Rachid BOUFOUS
Il aligne les chiffres de la croissance, les kilomètres d’autoroutes, les mégaprojets, les succès diplomatiques. Il rassure les investisseurs, séduit les agences, charme les partenaires. C’est un Maroc qui parle anglais, qui voyage en business class, qui croit en la start-up nation, au numérique, à la transition verte. Il fonctionne comme un PowerPoint : fluide, précis, impeccable. Il montre tout, sauf l’essentiel. Il plane au-dessus du sol, sans le sentir sous ses pieds. Il ne ment pas, mais il ne dit pas tout. Il dit ce que le monde veut entendre, pas ce que le peuple vit.

Et puis, il y a le Maroc des vécus. Celui qui se lève tôt, qui compte les pièces sur le comptoir, qui prend le bus à six heures du matin, qui fait la queue à l’hôpital, qui attend un papier à la commune, qui espère un logement, une bourse, un emploi, un signe. Ce Maroc-là n’a pas de chiffres à brandir, mais il a des mots simples : fatigue, dignité, injustice, espoir.

C’est un Maroc sans micro, sans caméra, mais avec une vérité nue, sans vernis. Il ne comprend plus les discours des élites, car ils lui semblent venir d’un autre monde. Quand on lui parle d’inflation contenue, il regarde le prix de la sardine. Quand on lui parle de croissance maîtrisée, il voit la dette s’allonger. Quand on lui parle de stabilité, il ressent l’immobilité.

Le problème n’est pas que l’un ait raison et l’autre tort.

Le problème, c’est qu’ils ne se parlent plus. Les décideurs ne descendent plus dans la rue, et la rue ne croit plus aux décideurs. Entre les deux, il n’y a plus d’interprètes, plus de passeurs, plus de médiateurs. La politique a perdu son rôle de traduction entre le réel et l’espérance. Les institutions sont devenues des tours de verre d’où l’on observe le pays comme une carte, pas comme un corps vivant. Les statistiques ont remplacé les visages. L’économie parle, la société n’écoute plus.

Cette rupture est dangereuse, car elle nourrit une colère muette, une frustration diffuse, une impression d’abandon. Le Maroc des vécus regarde celui des indicateurs comme on regarde un mirage : une image belle, mais inaccessible. Il n’envie pas ce monde ; il ne s’y reconnaît pas. Il ne réclame pas de luxe, seulement de la justice, de l’écoute, de la dignité. Et c’est là que la crise devient morale. Ce n’est plus seulement une question de pouvoir d’achat, mais de reconnaissance. Ce peuple ne demande pas qu’on lui donne, mais qu’on le voie.

Ce divorce entre les deux Maroc n’est pas une fatalité.

Il est le résultat d’une décennie où la communication a remplacé la politique, où la mise en scène du progrès a pris le pas sur sa substance. On a voulu moderniser le pays sans en moderniser la conscience. On a construit des infrastructures, mais pas des passerelles humaines. On a encouragé la compétitivité, mais oublié la fraternité. Le Maroc s’est transformé à grande vitesse, sans s’assurer que tout le monde suivait. Et voilà qu’aujourd’hui, l’un court, l’autre traîne ; l’un s’envole, l’autre s’essouffle.

La crise actuelle, ce sentiment d’incompréhension générale, n’est pas le fruit du hasard. C’est le retour du refoulé social. Les jeunes qui manifestent ne contestent pas seulement une politique ; ils expriment une fracture psychologique, un besoin d’appartenance. Ils disent : “Nous sommes là, mais personne ne nous voit.” Et quand un peuple a le sentiment d’être invisible, il devient imprévisible. Ce n’est pas la misère qui met le feu, c’est le mépris. Ce n’est pas la pauvreté qui révolte, c’est l’injustice du regard.

Le Maroc a besoin d’un nouveau contrat moral, pas seulement d’un contrat social.

Il ne s’agit plus de distribuer des aides ou de lancer des plans. Il s’agit de retisser la confiance, de renouer le dialogue, de restaurer la dignité. Cela commence par une écoute véritable, par la reconnaissance des souffrances réelles, par le respect du quotidien. Cela commence par redonner sens à la parole publique : dire moins, faire plus. Accepter la critique, la contradiction, le doute. Un État fort n’est pas celui qui ne vacille jamais, mais celui qui sait reconnaître ses failles pour les réparer.

Entre le Maroc des indicateurs et celui des vécus, il faut bâtir des ponts. Ces ponts existent déjà, dans l’ombre : ils s’appellent Saïd l’épicier, l’instituteur du village, la femme du souk, le jeune bénévole d’une association, le médecin du dispensaire, le chauffeur de taxi qui fait crédit. Ce sont eux les médiateurs de la nation. C’est par eux que le dialogue peut reprendre. Mais pour cela, il faut les écouter, les considérer comme des acteurs à part entière de la reconstruction morale du pays.

La crise que nous traversons ne se réglera ni par la répression, ni par le marketing, ni par la rhétorique.

Elle exige une révolution silencieuse : celle du regard. Revoir notre peuple non plus comme une masse à gérer, mais comme une conscience à respecter. Revoir l’économie non plus comme une fin, mais comme un moyen. Revoir la réussite non plus comme un privilège, mais comme une responsabilité.

Le Maroc ne manque pas de ressources, mais de reconnaissance. Il ne manque pas de projets, mais de sens. Il ne manque pas de jeunes, mais d’écoute. Ce n’est pas un effondrement économique que nous vivons, mais une fatigue morale. Et comme toute fatigue, elle ne se soigne pas par des chiffres, mais par de l’attention, de la justice, de la chaleur humaine.

Il est temps de réconcilier les deux Maroc. Non pas en gommant leurs différences, mais en les faisant dialoguer. Le Maroc des indicateurs doit descendre dans la rue, respirer l’air du Maroc des vécus. Et le Maroc des vécus doit croire que le progrès ne lui est pas étranger, qu’il peut en être le moteur. Ce jour-là, le pays retrouvera sa cohérence.

Car un Maroc divisé entre ce qu’il dit et ce qu’il vit ne peut pas durer. Et ce qui sauvera la nation, ce ne sera pas un plan de relance ni une réforme fiscale, mais une parole vraie, un geste d’humilité, une main tendue. Le reste n’est qu’arithmétique.

PAR RACHID BOUFOUS


Jeudi 9 Octobre 2025

Dans la même rubrique :