Le religieux et le nouvel ordre mondial


Par Mustapha Sehimi - Professeur de droit ( UMV Rabat), Politologue

Force est de faire ce constat: le religieux enregistre un retour en force sur la scène internationale. Les religions ont ainsi un poids grandissant dans le mouvement des sociétés sur tous les continents, leurs convergences comme leurs oppositions. Un monde en quête de nouveaux repères qu'explique Mustapha Sehimi.



Depuis plusieurs décennies, qu'observe-t-on ?

Un processus profond et durable de réaffirmation religieuse avec des radicalités pesant sur la géopolitique mondiale. Ce phénomène présente deux formes principales, l’une que l'on peut qualifier de piétiste et l'autre activiste. Piétiste ? Elle consiste à défendre la "vraie foi" par une stricte observance des pratiques. On le voit dans le catholicisme avec le courant traditionaliste, dans l'islam avec le salafisme et dans le judaïsme avec l'ultraorthodoxie.

Ces piétismes présentent un trait particulier : celui d'un fort rigorisme conjugué à un à désintérêt relatif pour la sphère politique. Leur priorité ? Plutôt la préservation d'un mode de vie conforme aux normes religieuses, la transmission de cette observance et, dans certains cas, le recrutement de certains adeptes.

Sauf à préciser que l'intensité de ce prosélytisme varie suivant le type de monothéisme. Dans le christianisme et l'islam, il est universel, ces deux religions se voulant universalistes ; dans le judaïsme, il est interne, limité à la communauté juive, soucieux de ramener à la foi les juifs éloignés de la pratique.


Radicalité activiste

Depuis plusieurs décennies, qu'observe-t-on ? Un processus profond et durable de réaffirmation religieuse avec des radicalités pesant sur la géopolitique mondiale
La seconde modalité de radicalité religieuse est, elle, activiste ; elle prône aussi l'orthodoxie et la stricte observance des règles, mais elle ajoute à cette valorisation des pratiques une dimension politique. L'idée n'est pas seulement de rester en retrait dans sa communauté mais d'intervenir et de s'impliquer pour orienter la société tout entière et de peser sur les choix de l'État.

Tel est le cas des courants évangéliques aux États-Unis - avec de puissants relais au sein du Parti républicain ; du mouvement des Frères musulmans, qui articule religiosité et engagement politique ; et en Israël, des nationalistes religieux, aujourd'hui au gouvernement, portant un projet politique explicite. A noter ici que contrairement aux ultraorthodoxes, ils vont plus loin que l'exigence de respect des préceptes : la religion doit servir à leurs yeux pour transformer les institutions et l'action publique.
 

Les piétistes ne sont pas vraiment centrés sur l'idée d'un projet étatique ; aussi, ils apparaissent souvent comme apolitiques, ils ne sont pas absents du politique, mais leur engagement reste généralement limité. Par exemple, en Égypte, lors de la présidence Mohamed Morsi (2012-2013) issu des Frères musulmans, le parti salafiste (" Islamist Bloc") avait remporté 127 sièges, soit 25% des 498 sièges de l'Assemblée).

Une participation politique notable mais sans un objectif de transformation profonde de l'État. De même, en Israël, les partis ultra-orthodoxes siègent régulièrement à la Knesset et à l'occasion au gouvernement ; mais leur but est de défendre l'éducation religieuse, le budget de leurs écoles ainsi que le respect de leur mode de vie - pas de volonté d'imposer une refonte totale de l'État.
 

Avec les activistes, c'est une tout autre logique : ils veulent changer les règles de jeu. En Israël, les sionistes religieux ont un agenda politique précis : étendre et intégrer la Cisjordanie et Gaza (ce qu'ils appellent la Judée -Samarie) à Israël pour réaliser l'idée du Grand Israël. Aux États-Unis, les évangéliques promeuvent leur vision à travers leur ancrage dans le Parti républicain.

Ils cherchent ainsi à imprimer leur marque dans les politiques concernant la famille, l'éducation, parfois même la politique extérieure à travers le soutien indéfectible à Israël. Ces groupes-là exercent donc un poids direct sur les orientations étatiques et partant sur l'équilibre international.


Leviers d'influence

Quels sont les leviers d'influence ? La capacité à occuper le terrain social là où l'État est absent ou peu présent : dispensaires de santé, activités pour la jeunesse, programmes scolaires ou parascolaires - une "stratégie de la bienfaisance". Ce capital social est ainsi valorisé en capital politique, avec les votes de leurs partisans. Le catholicisme continue de s'étendre vers les Suds; il est aujourd'hui beaucoup plus global.
 

Le protestantisme évangélique connaît, lui, une expansion spectaculaire, avec un foyer majeur de croissance en Afrique et en Amérique latine. L'islam est lui aussi dans un processus d'expansion avec une croissance plus visible en Afrique et une forte implantation en Europe du fait des migrations.

Quant au judaïsme, il n'est pas prosélyte; sa diffusion reste marginale mais à l'intérieur, prévaut un processus de réaffirmation religieuse, en Israël comme en diaspora. L'hindouisme est avant tout une religion "ethnique" comparable au judaïsme mais il connaît une réaffirmation politique avec sa mobilisation en Inde par Narendra Modi. Enfin, le bouddisme se développe de manière limitée mais reste minoritaire.


Clé de lecture

Le religieux comme clé de lecture du nouvel ordre mondial ? Oui, assurément, mais ce n'est pas la seule clé. Se déploient toujours en effet des logiques économiques, sociales, géopolitiques classiques. Mais en dernière instance, c'est une clé majeure. L'on pensait dans les années 1970 que la modernisation conduirait à la marginalisation du religieux - on parlait même d'un processus linéaire de sécularisation décrochant ainsi le religieux de la société.

Or, les idéologies séculières n'ont pas réussi : tant s'en faut. Elles prétendaient expliquer et orienter l'action humaine sans recours au sacré et au transcendant, reposant sur une vision rationnelle, historique ou scientifique du progrès, de la justice ou de la liberté. Un vide s'est ainsi créé : il a été comblé par la religion.

Celle-ci est ainsi redevenue une ressource mobilisatrice et ce tant à l'intérieur des États qu'à l'échelle internationale. Le religieux est là, présent, prégnant ; il doit être pris en compte pour appréhender les bouleversements du monde contemporain...

PAR MUSTAPHA SEHIMI/QUID.MA


Mercredi 29 Octobre 2025

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