Le spectacle et le « souk » de la politique


« Les choses simples ne sont jamais comprises jusqu'à la fin, après avoir tout vécu, toutes les complications et toutes les folies. » Dostoïevski



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Nous sommes confrontés à la somme de ce qui ne paraît pas s’assembler, car l'homme politique est tenté par le pouvoir qui luis de loin de tout son éclat radieux, et il l’attire comme la lumière d'une lampe attire les papillons de la nuit, ou comme le parfum d'une femme charmante attire l'ombre d'un homme amoureux de la beauté, où qu'elle soit. Il est prêt à mettre sa main dans celle du diable afin d'accéder au charme irrésistible du pouvoir comme nous l'enseigne Max Weber.
 
Le danseur utilise son corps pour s'exprimer et cherche à apporter le plaisir dans le cœur de ses spectateurs par le mouvement, l'évacuation des congestions de son corps, ou pour motiver les participants à la cérémonie, ou simplement par souci de vanité. L’acteur de théâtre ne vise qu'à représenter, c'est-à-dire incarner un personnage, interagir avec lui, matérialiser ses rôles à travers les diverses émotions qui lui sont attachées, il aspire à la gloire et la notoriété, pas au pouvoir.
 
En fait, le lien fort entre les côtés de ce triangle est le spectacle, créant une atmosphère différente de la réalité, dans lequel les gens ressentent la catharsis, la purification et l'oubli, et la préservation de la vitalité de l’imaginaire collectif. L'homme politique se transforme tantôt en danseur, tantôt en comédien ou en acrobate qui fait rire les gens avec ses mouvements, la forme de son corps et ses mots, comme le clown, ou encore en « Christ » comme il apparaît dans notre imaginaire enfantin, qui divertit généralement le public à travers des blagues ou à travers ses mouvements corporels et ses rôles de burlesques sur scène ou au cirque.
 
Rappelons ce que disait Feu SM le Roi Hassan II du Parlement lorsqu'il le qualifiait de cirque, c'est-à-dire d'espace de jeu, de divertissement, de rire et de création de spectacle. Ce qui veut dire que les représentants de la nation qui y sont présents sont des clowns et des acrobates, tout comme l'écrivain égyptien Mustafa Mahmoud les décrit dans un livre intitulé "Les jeux du cirque politique" à propos de la guerre du Golfe. Le concept de cirque dans la société marocaine est similaire à la « halqa » ou  « Suerte » ou ce que j'ai appelé le «souk politique», le marché des mots et des illusions où les dompteurs de singes et les charmeurs de serpents, les conteurs, les sorciers, les clowns, les acrobates, les palmistes, diseuses de bonne aventure, les Hamadcha et les disciples de Bouia Rahal qui boivent de l'eau chaude et mangent des épines de cactus, des joueurs et des pickpockets...
 
Les politiciens intègres ayant gardé les mains propres et le comportement irréprochable, se retrouvent dans la posture de spectateurs, abandonnés, presque « étrangers » dans ce souk politique avec se rituels de spectacle, qui frôle parfois le ridicule et le méprisable, que le politicien soit libéral, socialiste ou anarchiste. De droite, de gauche ou sans foi ni loi…
 
Le penseur Mohammed Al-Hachimi dit : Il est malheureux de constater que le libéralisme au Maroc soit resté, dans l’imaginaire collectif, lié à une mentalité moyenâgeuse, et de même, on peut parler de la gauche, qui a atteint un tel degré de disgrâce que ses « récitations » peuvent être dites par qui que ce soit.  Quoi qu'il en soit, on trouve sur les visages de gauche qu'il est difficile de croire que leur pensée signifie vraiment quelque chose, ou qu’ils puissent vraiment croire en leur discours, dans la mesure où leur vécu contredit leurs paroles... Ainsi, la supercherie est devenue un double, nous n'avons pas vu de vrais libéraux, ni rencontré de gauchistes de principes, tous sont des « copies de copies », des simulacres. Il est naturel que les bonimenteurs et les vendeurs de fausses promesses prolifèrent.
 
Feu SM le Roi Hassan II, le cirque et la politique comme « jeu »
 
Contemplons ce paradoxe : feu le roi Hassan II lorsqu'il qualifiait le Parlement de « cirque », de manière péjorative, de scène de clownerie et d'acrobatie, était plus radical que l'opposition, qui considérait le Parlement comme un « bureau d’ordre ». Il avait peu de respect pour une assemblée législative dans laquelle se joue une farce… Pourquoi donc Hassan II a-t-il été plus audacieux ?
 
Tout simplement parce qu'il s'opposait à ce que la politique soit qualifiée de « jeu », la traduction arabe de l'expression fait basculer la politique du champ du « sérieux » à celui du jeu. Le constitutionnaliste Abdellatif El Menouni, qui deviendra conseiller du Roi, a fait une analogie entre représentation au Parlement et représentation au Théâtre, il a été plus précis dans la description de la politique en recherchant la fonction du Parlement. Lorsqu'il déclarait dans un colloque organisé au début des années 80 à Rabat Sur « L'expérience parlementaire au Maroc 1977-1983 » : « Il s'agit donc d'aller à ce qui est au-delà de l'apparent pour accéder au statut réel de Parlement, dont la fonction réelle n'est pas là où on pense qu'elle est. Ce n'est pas une fonction de décision ou de contrôle, mais de « représentation » au sens théâtral du terme.

Le Parlement joue une inévitable mascarade symbolique pour construire l'imaginaire collectif, et n'a pas l'importance d'une institution parlementaire qui, à cet égard, est sensée porter les charges de gouvernance, et d'actes réels, mais plutôt de le ‘créer’ dans l'imaginaire collectif » (Voir le livre « L'expérience parlementaire au Maroc », Éditions Dar Toubkal, 1ère édition, 1985).
 
La politique comme espace de « jeu » théâtral
 
La politique est donc un champ de représentation, non pas une représentation du « peuple » ou de « la nation », mais un espace de représentation théâtrale avec tous ses rituels, les éléments de scénographie, tels que l'éclairage, la tenue, les acteurs, le texte des questions écrites ou orales, et la manière de les présenter sur écran de télévision, en présence de spectateurs, et d’applaudissements…
 
Si l'instance dispose d'un champ de délibération particulier, il se déroule dans les coulisses de la représentation théâtrale, dans un cirque ou un cabaret, parfois au guichet, ou dans la cabine de maquillage, et parfois pendant l'écriture même du scénario. Les auteurs de drafts  ne sont pas visibles, pour la plupart d'entre eux, et ils peuvent s'asseoir derrière ou dans les coulisses ou avec le public pour ressentir l'impact de ce qu'ils produisent sur les spectateurs qu’ils dirigent.
 
Le but de toute régime intelligent est d'intégrer la majorité des partis prenantes dans l'action politique légitime. C’est ce que souligne le juriste Abdellatif Menouni lorsqu'il dit : « Le Parlement n'est pas un lieu d'autorité », mais plutôt un espace de représentation théâtrale, Pour la danse aussi… Le bon sens doit avoir une chance en politique, malgré les critiques qui ont été adressées à Abdelilah Benkirane, à travers sa diabolisation des autres et les éléments de langage qui allument le feu sur le « tajine politique », Il crée des sentiments et des émotions forts... la facilité de son discours populiste, profitant de la mentalité marocaine dont l’inconscient est plongé dans la magie, le mythe et l es légendes, il a réussi à organiser l'offre du marché politique ou au moins attirer de nouveaux acteurs, ces alchimistes revendiquant leur capacité à transformer la poussière en or, et l'enthousiasme d'un public très divers. Il a en somme fait descendre la politique « du Ciel sur la terre », et a introduit de nouveaux masques comme les crocodiles et les démons dans le champ du jeu politique, incarnant ainsi un seuil suprême : agir sur la scène politique. Il a même forcé l'État à transformer d'autres acteurs en acrobates et clowns quand il a commencé à voler la vedette au public…
 
Arslan Al-Jadidi et Khatri Ould Said Al-Joumani ont fait l'objet de plaisanteries et de moqueries. Ils étaient les protagonistes de la représentation théâtrale créée pour le public. Certains ont même appelé à remplacer les banalités de la télévision pendant le Ramadan par les boutades comiques Benkirane. Le grand nombre, qui ne fait plus confiance à l’institution a au moins le droit d'exiger d’être diverti… Même après que Benkirane ait quitté le Parlement et a été limogé ou « démissionné » de la scène politique influente, le symbolisme de la représentation théâtrale ne l'a pas quitté. la « kachaba » et le chapelet ont pris la place du costume et de la cravate.
 
Rituel du pouvoir et théâtralisation
 
Nous avons vraiment besoin de revenir aux faits historiques pour méditer après la production théâtrale pour se tenir sur la scène du carnaval pour afficher le pouvoir Avec tous ses rituels et selon les fonctions spécifiques de chaque rite spectaculaire, je suis attiré par la puissance de la méthode théâtrale avec laquelle le grand vizir Bahmad a gardé secrète la mort du sultan Hassan Ier. A ce titre, l’auteur du « Temps des Mehallas » raconte : « À neuf heures du soir, une esclave s'est approchée du sultan, dont la respiration s'était arrêtée, et a crié... alors Bahmad a accouru pour la faire taire et lancer ses instructions au reste du harem : « Sachez bien que nous sommes en terre ennemi, et si les tribus entendent vos cris et que le sultan est mort, nous serons mangés, et vous deviendrez esclaves, capturées, violées, assassinées.
 
Bahmad était astucieux, avec son intelligence politique, il savait que la diffusion de la nouvelle de la mort du sultan en dehors de la capitale serait une voie à la sédition, il a donc gardé la nouvelle cachée. Pour les ordres en son nom, il rassembla les ministres qui signèrent le testament de "serment d'allégeance", et le corps du sultan fut vêtu et dissimule derrière paravent en osier, et seules quelques personnes de confiance étaient autorisées à entrer. La nouvelle de sa mort n’était connue que de certains des serviteurs de Bahmad, donc un ordre a été émis disant que le Sultan, et non lui, a décidé de prendre le départ très tôt, avant l'aube, en direction de la capitale, le cortège royal s'est déplacé après avoir mis le sultan à l'intérieur d’une tente avec le fenêtres fermées et les rideaux baissés, et aux premières heures elle était portée à l'extérieur, à dos de fortes mules, la musique fut jouée et les tambours ont résonné, et les esclaves ont fait l'appel habituel : " Que Dieu bénisse la vie de Sidi. " La procession du sultan s'est formée, les gardes procédaient comme d'habitude, pour montrer que le sultan mort exerce toujours son autorité.
 
C'est un rituel de grande joie, car Bahmad a dirigé une véritable pièce de théâtre pour garder secrète la nouvelle de la mort du sultan jusqu'à ce qu’il parvienne à Fès, criant : « Le sultan demande de l’eau ! ». Il a ensuite organisé l’intronisation de Moulay Abd Al-Aziz et l'arrestation de son frère Sidi Muhammad, le fils aîné du sultan, par crainte de son mouvement pour réclamer le trône. C'est comme si nous vivions dans une scène du théâtre Artaud, où le texte est minimisé et s'appuie sur le mouvement et le rythme et le corps. Le chemin était de plusieurs jours, partant du sud à la capitale au centre du pays, le sultan mort était attaché avec des cordes, dans ses vêtements. Le vizir donne des ordres en son nom, dirige le camp et lui offre de l'eau s'il a soif et de la nourriture quand il a faim. Le groupe autour de Bahmad agissait comme une chorale pour éviter de laisser filtrer la nouvelle de la mort du sultan. Le grand vizir, en metteur en scène, tient à diriger et à incarner le rôle du gardien du sultan. L’action ici est motivée par la peur, préserver l’autorité, éviter les conflits, et pour la sécurité de l'État. Voici la plus grande illustration de la dimension représentative du pouvoir.
 
Entre homme politique et danseur : « le Judo  moral»
 
Il faut distinguer la politique en tant que nécessairement un rassemblement humain pour la coexistence et la liberté (politis) et le politique en tant qu'acteur, ou oracle, ou militant, représentant des rapports de force et un infatigable chercheur de pouvoir portant les masques d'un renard et d'un lion, il se présente comme un porteur d'intérêts et un bouclier contre le mal. Sa présence est nécessaire pour activer l'imaginaire collectif, donc l'activité de l'acteur et du danseur dans les espaces de représentation sociale.
 
Le pouvoir est doux au sein, amer au sevrage
 
Qu'est-ce qui unit un danseur, un homme politique et un acteur de théâtre ? C'est le spectacle, la performance, la présence d'un public interactif... ils nécessitent tous une énergie artistique. L’acteur, du fait de son contact direct avec le public doit se sentir irréprochable, au-dessus de toute critique, qu'il n'a pas fait de pacte avec Satan comme "Faust", mais une alliance avec un ange cherchant à faire de sa vie une œuvre d'art... Il ne présente pas la moralité ou la vertu en prêchant, il la danse ! » L'acteur est ainsi considéré comme le socle de la représentation théâtrale depuis son apparition en Grèce antique. L'acteur dans notre inconscient collectif est celui qui cache sa vérité, qui peut apparaître autrement que ce qu'il n’est réellement, afin d'atteindre son but, et dans l'art, il est porteur d'une culture du savoir et d'un message qu'il aimerait faire passer.

Ses rôles se terminent sur scène et diffèrent d'un texte théâtral à l'autre. Son but, en plus de son message artistique, est la renommée et la gloire, fondée sur son comportement physique et psychologique ensemble, alors que le politique est un acteur dans la vie publique, il se présente au public comme porteur d'un message de changement, qu'il soit suicidaire quand politique devient synonyme de mort, ou opportuniste quand la politique devient une collection d'intérêts qu’il défend désespérément. Dans ce sens il est comme un mensonge qui ne peut jamais cesser d’exister.

C’est pour cela qu’il s’appuie sur la rhétorique et l’éloquence de Gorgias pour défendre la chose et son contraire et tend à la généralisation et la représentation comme tout pouvoir. Comme disait Foucault : « Dès qu’on entend des phrases qui commencent par : personne ne peut nier, ou tout le monde sait, nous savons que ce qui suit est un mensonge ou une publicité. » Mais le mensonge du politicien est différent du mensonge du poète Al-Ma' arri qui a affirmé dans un sermon « Sakt Azzand »  que le meilleur de la poésie est mensonge », parce que le mensonge du poète ne fait pas de mal, au contraire il apporte de la joie au récepteur. Celui du politique par contre implique des effets néfaste sur l’ensemble de la communauté dans sa quête infatigable des joies du pouvoir. Celui-ci reste doux aux sein et amer au sevrage.
 
Abdelaziz KouKas/Traduction de Alalam 


Mercredi 3 Novembre 2021

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