Le voleur d’huile


Par Rachid Boufous

On a tous vu cette image : un jeune, silhouette fine, capuche rabattue, courant à perdre haleine, serrant contre lui trois ou quatre grandes bouteilles d’huile arrachées d’un supermarché dévasté. Ce geste, d’apparence triviale et presque absurde, voler de l’huile, pas de l’or, ni des téléphones, ni même des vêtements de marque, dit tout de l’état moral, social et politique du pays. Ce n’est pas un simple vol : c’est un symptôme, un cri muet, une métaphore éclatée de la faim, de la dignité perdue, et du désordre silencieux qui s’installe.



L’huile, c’est la matière première du foyer.

Elle symbolise la subsistance, la table, la cuisine, le repas partagé. Voler de l’huile, c’est voler la vie quotidienne, c’est arracher un peu de survie au chaos. Dans ce geste dérisoire, presque pathétique, se lit la faillite d’un système qui ne produit plus de sens, ni de confiance, ni de solidarité. Ce jeune ne vole pas pour s’enrichir, il vole pour exister, pour reprendre un peu de ce que la société lui a retiré : l’espoir, la dignité, la reconnaissance.
 
Ce qu’on a vu ces derniers jours au Maroc, ces dégradations, ces scènes de pillage à la marge d’un mouvement qui se voulait pacifique, rationnel, et porteur d’un message social, n’est pas une contradiction du mouvement GenZ212. C’est son ombre. GenZ212, dans son essence, a exprimé une révolte morale, une soif de justice, une revendication d’avenir. Mais autour d’elle, dans ses marges, gravitent ceux que le système a définitivement expulsés de toute participation symbolique.

Ce sont les exclus de l’exclusion, ceux pour qui même la protestation organisée est un luxe inaccessible. Là où GenZ212 portait des pancartes, eux portent la rage. Là où les uns réclament des droits, les autres réclament à manger.

La sociologie de ces dégradations dit une chose simple et terrible : le lien social est rompu.

L’État, les institutions, la classe politique, l’école, la famille même, n’arrivent plus à produire du sens collectif. Il ne reste que des individus dispersés, certains éclairés et connectés, d’autres abandonnés et analphabètes de la citoyenneté. Dans cette fracture, la violence surgit comme un langage. Ce n’est pas une idéologie : c’est un instinct. Quand la société devient muette, les corps parlent par la casse, le feu, le vol…
 
Il ne faut pas s’y tromper : ces scènes ne sont pas seulement des débordements de voyous. Elles sont le miroir noir de notre incapacité à entendre les signaux faibles. Cela fait des années que les économistes, les sociologues, les enseignants alertent sur la précarisation des jeunes, sur l’angoisse des familles, sur la pauvreté invisible des classes moyennes. Mais tant que le calme apparent tenait, on a préféré célébrer la “stabilité”. Ce mot magique, brandi comme une fin en soi, a anesthésié le débat public. Or, la stabilité sans justice n’est qu’une immobilité explosive.
 
Le voleur d’huile n’est pas un ennemi : il est le produit d’un déséquilibre systémique. Il porte sur ses épaules la charge symbolique d’un pays où l’ascenseur social est en panne, où la réussite semble réservée à ceux qui trichent, où la pauvreté se vit dans la honte et la solitude. En volant, il franchit la limite de la légalité, mais il met aussi à nu la limite morale de la société tout entière.

Ce qu’il faut comprendre, c’est que GenZ212 et le voleur d’huile sont les deux visages d’une même détresse :

L’un est l’expression articulée de la frustration politique, l’autre, sa forme brute. Le premier parle, le second crie. Et si le pays n’écoute pas le premier, il finira toujours par affronter le second. C’est là toute la leçon sociologique de cette séquence : l’exclusion appelle la violence, et la violence naît toujours du sentiment d’injustice.
 
On peut bien renforcer la police, punir les casseurs, réparer les vitrines. Mais si l’on ne répare pas la confiance, si l’on ne restaure pas le contrat moral entre l’État et sa jeunesse, d’autres voleurs d’huile surgiront, encore et encore, porteurs d’une colère sans mots. La paix sociale ne se décrète pas, elle se mérite. Elle suppose que l’état retrouve sa mission première : protéger les faibles, ouvrir des portes, donner à chacun une raison d’y croire encore.
 
Ce jeune qui court, bouteille d’huile à la main, n’est pas un symbole de délinquance. Il est le témoin désespéré d’un pays qui a laissé fuir son propre sens. Et c’est peut-être cela, le véritable scandale : pas le vol, mais ce qu’il révèle, c’est une société qui a perdu le goût du partage, et qui, au lieu de nourrir ses enfants, les laisse courir.
 


Lundi 6 Octobre 2025

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