Les fakes vidéo : un business de 2,6 milliards de dollars en 2024 ?


Rédigé par le Lundi 14 Juillet 2025



Entre buzz lucratif, dérives inquiétantes et course à la régulation, les vidéos truquées par intelligence artificielle  aussi appelées deepfakes – sont devenues l’un des marchés numériques les plus explosifs de l’année 2024.
Un phénomène viral devenu industrie

Tout a commencé comme un simple jeu de détournement sur Reddit, avec des vidéos d’acteurs hollywoodiens incrustés dans des scènes absurdes. Aujourd’hui, les deepfakes sont devenus une industrie mondiale florissante, où les frontières entre l’humour, l’arnaque, la propagande et le divertissement payant s’effacent.

En 2024, certains analystes estiment que le business global généré par les vidéos truquées a dépassé les 2,6 milliards de dollars, un chiffre impressionnant qui combine production, diffusion, plateformes, outils SaaS et services de détection.

Mais comment ce marché s’est-il structuré ? Qui en profite réellement ? Et jusqu’où peut-il aller ?

Commençons par le commencement Qu’est-ce qu’un fake vidéo, exactement ?

Le terme “fake vidéo” désigne toute vidéo manipulée de manière crédible par des algorithmes d’intelligence artificielle, notamment les modèles génératifs comme les GANs (Generative Adversarial Networks). Il peut s’agir de :
  deepfakes classiques : superposition du visage d’un individu sur le corps d’un autre. voix clonées : imitation vocale avec synchronisation labiale. vidéos fictives à partir de prompts textuels : créées sans acteur réel. modification de contenu existant : ajout de dialogues, expressions, gestes, etc. Ce type de contenu peut être drôle et viral, mais aussi hautement problématique s’il sert à manipuler l’opinion, à nuire à la réputation d’une personne, ou à escroquer.

Les experts du cabinet américain Grand View Research estiment que le marché global de la technologie deepfake – tous usages confondus – atteindra près de 6,1 milliards de dollars d’ici 2030, en partant de 764 millions en 2024. Toutefois, si l’on élargit aux services associés (édition vidéo IA, outils de clonage vocal, publicités falsifiées, contenus fictifs pour réseaux sociaux, etc.), certains agrégateurs parlent d’un chiffre d’affaires global dépassant les 2,6 milliards de dollars cette année, tous segments cumulés.

Ce montant comprend :

les logiciels d’édition deepfake en ligne (ex : D-ID, Synthesia, Heygen)
les plateformes de vidéos virales IA (revenus YouTube/TikTok liés aux deepfakes)
les services spécialisés en imitation de voix (Resemble.ai, ElevenLabs…)
les contenus personnalisés pour les fans (deepfakes pornographiques, vidéos de célébrités générées à la demande)
la publicité deepfake low-cost (promotion de produits via des faux visages d’influenceurs ou célébrités)
les outils de détection et de régulation (marché en plein boom)

Des créateurs de contenu devenus millionnaires
Sur TikTok, YouTube ou Facebook, des comptes entiers ont bâti leur succès sur des séries de vidéos IA bluffantes. Exemple : aux États-Unis, une créatrice nommée “KarlaAI” propose depuis fin 2023 des récits de true crime entièrement générés en voix off IA et animés avec des visages synthétiques. Résultat : plus de 20 millions de vues par mois et des revenus publicitaires mensuels à 6 chiffres.

D’autres ont surfé sur des deepfakes de personnalités publiques comme Donald Trump, Elon Musk ou Drake, pour créer des sketchs parodiques qui cumulent les clics… et les dollars. En Chine, certaines applications proposent de “louer votre visage” pour créer des deepfakes commerciaux. Le business du “prêt de visage” est devenu si lucratif que des agences de mannequins se lancent dans le métavers deepfake.

Un outil détourné par les cybercriminels
Mais tout n’est pas drôle dans le monde des vidéos truquées. En 2024, plusieurs affaires de fraude monumentale ont secoué les banques, les grandes entreprises et même des gouvernements.

En février, à Hong Kong, un employé a transféré 25 millions de dollars à un escroc qui avait utilisé un deepfake visuel et vocal de son PDG lors d’un appel vidéo. Aux États-Unis, une fausse vidéo de Joe Biden insultant les électeurs noirs a circulé pendant la primaire démocrate. Elle était signée d’un groupe d’activistes russes, selon la NSA.

Le deepfake est ainsi devenu l’arme de guerre informationnelle numéro un, avec des coûts de production ridiculement bas et un impact émotionnel maximum.

La frontière avec la publicité s’efface
Certaines marques ont sauté le pas : pourquoi payer un influenceur 10 000 dollars pour une pub quand on peut recréer son visage pour 200 dollars via une IA ? En 2024, plusieurs campagnes publicitaires asiatiques ont utilisé des clones de célébrités sans autorisation directe, en les justifiant comme “parodies”. Les législations restent floues dans la majorité des pays.

Même les médias s’y mettent : certains journaux américains créent des présentateurs deepfake pour résumer leurs articles en vidéo. Cela permet de produire du contenu vidéo en masse, sans tournage ni droits à payer.

Le marché de la détection, un contre-feu lucratif
Face à la prolifération de fakes vidéos, une industrie parallèle s’est développée : celle de la détection automatique de deepfakes. D’après Global Market Estimates, ce marché devrait atteindre plus de 5 milliards de dollars d’ici 2030. En 2024, il génère déjà des centaines de millions de revenus pour des entreprises comme Microsoft, Reality Defender, ou Sentinel.

Certaines start-ups comme Sensity ou Hive AI vendent leurs services aux gouvernements, médias et plateformes sociales pour scanner automatiquement des milliers de vidéos à la recherche d’anomalies (ombres incohérentes, mouvements d’yeux non naturels…).

Et le Maroc dans tout ça ?
Au Maroc, le phénomène reste encore marginal mais croissant. Quelques agences de communication à Casablanca ont déjà lancé des campagnes IA avec avatars. Sur TikTok Maroc, on trouve désormais des sketchs mettant en scène de faux Mohammed VI ou des parodies de chanteurs générées par IA. Une plateforme d’actualités a même brièvement testé un présentateur deepfake pour résumer l’actualité hebdomadaire.

Cependant, aucun cadre juridique clair ne régule pour l’instant l’usage commercial ou politique des fakes vidéo. Le projet de loi sur les fake news ne couvre que partiellement la manipulation par IA. Ce vide pourrait rapidement devenir problématique à l’approche d’échéances électorales, voire pour des campagnes de désinformation ciblée.

Des lois encore timides face à la tempête
Face à l’ampleur du phénomène, quelques pays ont pris les devants. En 2024 :
  La Chine a exigé que toutes les vidéos générées par IA soient marquées d’un filigrane numérique. Les États-Unis ont proposé une loi obligeant les deepfakes à être signalés s’ils concernent des personnalités publiques. L’Union européenne, dans son IA Act, intègre une obligation de transparence pour tout contenu synthétique utilisé dans un but commercial ou politique. Mais dans la majorité des pays, le cadre reste flou. Et les entreprises technologiques peinent à freiner la vague, préférant souvent l’innovation à la régulation.

Vers une banalisation du faux ? Le risque est là : à force de voir circuler des vidéos truquées plus réalistes que le réel, les citoyens pourraient finir par ne plus croire en rien. Ni en ce qu’ils voient, ni en ce qu’on leur montre. C’est le paradoxe du deepfake : non seulement il crée du faux, mais il affaiblit la confiance dans le vrai.

En 2024, certains analystes parlent déjà d’une société “post-authentique”, où le critère de crédibilité n’est plus le contenu… mais la vitesse avec laquelle il se propage.

 

Entre innovation et péril

Les vidéos truquées ont cessé d’être une curiosité technique. Elles sont désormais un outil de communication, de manipulation et de divertissement de masse, avec un modèle économique juteux. En 2024, le cap symbolique des 2,6 milliards de dollars générés tous usages confondus pourrait bien être réel… mais à quel prix ?

Le deepfake n’est pas juste une mode passagère. C’est un changement de paradigme dans notre rapport à l’image, à l’information et à la vérité.




Lundi 14 Juillet 2025
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