Nécropolitique dans le désert: les camps de Tindouf et la suspension de la vie

Par Lahcen Haddad


Prenant appui sur les réflexions d’Achille Mbembe, illustre historien et politologue camerounais, et son œuvre majeure «Nécropolitique», l’analyste Lahcen Haddad explique comment les camps de Tindouf sont érigés en espaces où la vie est maintenue au strict minimum, où les populations sont réduites à l’état d’instruments ou de déchets et au statut de morts-vivants. Voici sa lecture.



De la biopolitique à la nécropolitique

La notion de biopolitique développée par Michel Foucault (la gouvernance des populations par la régulation de la vie, de la santé et de la reproduction) a longtemps dominé les débats critiques sur la souveraineté. Pourtant, comme l’a montré Achille Mbembe dans son œuvre majeure Nécropolitique, la condition coloniale et postcoloniale ne peut se comprendre uniquement à travers ce cadre. La souveraineté coloniale n’était jamais d’abord «faire vivre». Elle consistait à exposer des populations entières à la mort, à l’abandon et à la déposabilité. La nécropolitique désigne ainsi la capacité souveraine de décider qui peut vivre et qui doit mourir, et, plus radicalement, de créer des espaces de mort-vivance, ce que Mbembe appelle des «mondes de mort».

Les camps de Tindouf, situés dans le sud-ouest algérien et administrés par le Front Polisario depuis 1975, sont un site paradigmatique du pouvoir nécropolitique. Depuis près de cinq décennies, des dizaines de milliers de Sahraouis y sont confinés, suspendus dans un entre-deux entre apatridie et souveraineté gelée. Dans ces camps, la vie n’est pas éteinte mais immobilisée.

L’existence persiste sans horizon, prise entre subsistance humanitaire et instrumentalisation politique. Appliquer le cadre de Mbembe ici, c’est comprendre les camps de Tindouf non pas simplement comme des enclaves humanitaires mais comme des espaces de contrôle nécropolitique, des espaces où la vie est maintenue au strict minimum tandis que les futurs sont systématiquement confisqués.

I. Généalogies coloniales de l’espace nécropolitique

L'historien et politologue Achille Mbembe.
Mbembe rappelle que la nécropolitique a trouvé son laboratoire dans la colonie. La plantation, la réserve, le camp de détention: autant de sites où des populations étaient à la fois exploitées et abandonnées, réduites à l’état d’instruments ou de déchets. Les camps de Tindouf héritent de cette généalogie.

Le partage colonial du Sahara par la France et l’Espagne fut en soi un acte nécropolitique. Une violence cartographique qui a brisé des siècles de mobilité et d’appartenance. En inventant la catégorie de «Sahara espagnol», les puissances coloniales ont interrompu la souveraineté relationnelle du Maroc avec ses tribus sahariennes, tout en rendant les populations sahraouies vulnérables à la manipulation.

Lorsque l’Espagne se retire en 1975, les camps apparaissent comme le résidu spatial de ce partage. La décision de l’Algérie d’héberger le Polisario et de confiner des Sahraouis à Tindouf prolonge cette logique coloniale. Le désert devient une zone de suspension, une «antichambre» où la vie est maintenue mais empêchée de s’épanouir.

II. Les camps comme mondes de mort

Mbembe définit les mondes de mort comme des environnements où les populations sont soumises à des conditions de vie qui leur confèrent le statut de morts-vivants. Les camps de Tindouf en sont l’illustration.

• Confinement spatial: les habitants ne peuvent circuler librement hors des camps. Leurs mouvements sont surveillés par les autorités algériennes et le Polisario.

• Suspension temporelle: depuis près de cinquante ans, des générations naissent et grandissent dans les camps sans perspective de citoyenneté, de participation politique ni de retour. La vie est figée dans un état de «provisoire» permanent.

• Dépendance économique: les camps dépendent de l’aide humanitaire internationale pour l’alimentation, l’eau et la survie de base. Cette aide, comme l’a révélé l’Office européen de lutte antifraude (OLAF), a souvent été détournée, instrumentalisant la population comme ressource géopolitique.

• Négation de la subjectivité: les résidents ne sont pas reconnus comme citoyens algériens. Leur agentivité politique est entièrement médiatisée par le Polisario, qui prétend parler en leur nom tout en réprimant la dissidence.

Ces dynamiques produisent un paradoxe nécropolitique. Les camps préservent la vie mais lui dénient sa substance. Les Sahraouis survivent, mais cette survie n’est pas la vie au sens de Mbembe. C’est la vie nue, dépourvue d’avenir et d’autonomie.

III. Nécropolitique et suspension de la souveraineté

Mbembe souligne que la nécropolitique ne consiste pas seulement à tuer, mais aussi à maintenir en vie pour mieux contrôler. Les camps de Tindouf incarnent parfaitement cette logique. L’Algérie et le Polisario les entretiennent non pas pour permettre l’épanouissement des Sahraouis, mais pour préserver un statu quo géopolitique. La souveraineté y est suspendue. Les Sahraouis sont maintenus dans un entre-deux, ni pleinement intégrés à un État reconnu, ni libres de choisir eux-mêmes leur destin.

Cette suspension sert plusieurs fonctions nécropolitiques:

• Instrumentalisation: les camps sont utilisés comme monnaie d’échange dans les rivalités régionales, notamment entre l’Algérie et le Maroc.

• Production de victimisation: le récit de la victimité sahraouie entretient une sympathie internationale, garantissant un flux continu d’aide et de capital diplomatique.

• Effacement des alternatives: en confinant les Sahraouis dans les camps, d’autres voies (intégration à la société marocaine, participation aux projets de développement à Laâyoune ou Dakhla…) sont fermées.

Les camps ne sont donc pas des espaces neutres mais des espaces de captivité, où le sujet politique est immobilisé à des fins stratégiques.

IV. Le temps nécropolitique: des générations sans horizon

Une des intuitions les plus marquantes de Mbembe est que la nécropolitique opère par le contrôle du temps: les populations sont privées de futur. À Tindouf, des générations entières ont grandi en ne connaissant que le camp. Des écoles existent, mais leurs diplômés n’ont ni marché du travail, ni institutions politiques, ni société civile au-delà du Polisario. Mariage, travail, éducation, tout est suspendu dans une «salle d’attente de l’histoire».

Cette temporalité du report infini est une technologie nécropolitique. En immobilisant le temps, les camps empêchent l’émergence de l’agentivité. Naître à Tindouf, c’est hériter d’une temporalité de stase: on est condamné à vivre dans ce que Mbembe appellerait un «temps de mort». Une existence sans horizon.

V. Nécropolitique, genre et vie quotidienne

En s’appuyant sur Mbembe, Françoise Vergès a montré comment la nécropolitique s’articule avec le genre et le travail domestique. À Tindouf, les femmes portent la charge principale de la survie dans des conditions de dénuement. Elles cuisinent avec des rations limitées, élèvent les enfants dans des écoles de fortune et reproduisent une communauté assiégée. Pourtant, leur travail est invisibilisé, réduit à la simple survie plutôt qu’à l’émancipation.

Cette féminisation de la survie illustre une autre dimension de la nécropolitique: la production de vie uniquement dans la mesure où elle sert à reproduire la captivité. L’agentivité des femmes est circonscrite, canalisée dans l’entretien du système qui les emprisonne.

VI. Le contre-récit marocain: une politique de la vie

En contraste avec la nécropolitique des camps, le Maroc présente sa gouvernance des provinces sahariennes comme une politique de la vie. Des investissements massifs dans les infrastructures, les énergies renouvelables, l’éducation et les corridors commerciaux transforment Laâyoune et Dakhla non en mondes de mort mais en pôles de développement.

D’un point de vue postcolonial, ce contraste est révélateur. Les camps incarnent la continuation de la suspension coloniale, tandis que le projet intégrationniste du Maroc cherche à ré-humaniser le Sahara comme espace de mobilité, de connectivité et d’avenir. Que l’on adhère ou non aux politiques marocaines, le terrain discursif est clair. La souveraineté y est présentée non comme domination mais comme restauration de la vie face à la stagnation nécropolitique.
 

Les camps comme allégorie nécropolitique

Les camps de Tindouf ne sont pas un accident de l’histoire. Ce sont une construction nécropolitique délibérée. Ils illustrent la thèse de Mbembe selon laquelle la souveraineté dans le postcolonie opère souvent par la suspension de la vie, par la création de zones où les populations sont maintenues en vie mais privées de leur pleine humanité.

Analyser les camps à travers Mbembe, c’est reconnaître que la question du Sahara occidental n’est pas seulement juridique ou diplomatique. Elle est existentielle. Le choix se situe entre deux régimes de souveraineté. L’un qui immobilise la vie dans les camps du désert. Et l’autre qui cherche à réintégrer le Sahara dans un horizon africain de développement et de circulation.

La nécropolitique clarifie ainsi les enjeux. Les camps ne sont pas des sanctuaires humanitaires mais des espaces de mort lente, où les futurs sont volés au nom de la politique. Décoloniser le Sahara, c’est mettre fin à cette captivité nécropolitique, permettre aux Sahraouis de vivre non comme des victimes du temps suspendu mais comme des sujets de l’histoire dotés d’un avenir.



Jeudi 4 Septembre 2025

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