Pour une IA souveraine au Maroc : l’impossible disponibilité des ressources humaines

Je milite pour la généralisation de l'intelligence artificielle au Maroc, mais je suis réaliste aussi ...


Rédigé par le Mardi 8 Juillet 2025

J’ai eu le plaisir d’assister – et même de participer – aux toutes premières Assises de l’intelligence artificielle au Maroc. Un moment à la fois historique et porteur d’espoir pour ceux qui, comme moi, croient en la capacité de notre pays à s’inscrire dans le futur numérique mondial. Bien sûr, comme beaucoup, je suis encore dans l’attente des recommandations finales et du fameux "livre blanc" promis, que j’espère voir publié sans trop tarder, tant l’urgence d’une feuille de route claire se fait sentir.

Depuis, plusieurs amis – ingénieurs, entrepreneurs, enseignants, simples curieux – m’ont demandé ce que j’en avais pensé. Mon avis ? Il est mitigé. Car si l’ambition affichée était louable, les discours bien rodés, et les intentions sincères, la réalité des ressources humaines disponibles au Maroc pour porter cette ambition reste, elle, désespérément en décalage.

Et c’est précisément ce que je voudrais partager ici : ma perception post-Assises, à travers un prisme simple mais crucial – celui de la disponibilité, ou plutôt de l’indisponibilité, des talents humains nécessaires pour faire émerger une IA véritablement souveraine au Maroc.



Quand l’IA devient une guerre des cerveaux

Le rêve d’une souveraineté numérique et d’une intelligence artificielle “made in Morocco” semble séduisant sur le papier. Il est même devenu un slogan récurrent dans les discours politiques, les séminaires publics et les plans d’accélération sectorielle. Et pourtant, derrière cette volonté affichée de bâtir une IA souveraine, se cache un paradoxe de plus en plus criant : l’impossible disponibilité des ressources humaines qualifiées.

À l’heure où des géants comme Meta offrent des primes de 100 millions de dollars pour débaucher des ingénieurs IA de haut niveau chez OpenAI, le Maroc continue, lui, à peiner à retenir – voire simplement à former – une masse critique de talents capables de porter une ambition technologique nationale. Le constat est brutal : sans capital humain, il n’y a pas d’intelligence artificielle marocaine possible. Et sans une réforme systémique de nos politiques éducatives, industrielles et diplomatiques, cette souveraineté numérique restera un mirage.

La déclaration récente de Sam Altman, PDG d’OpenAI, selon laquelle Meta a proposé à ses collaborateurs des primes à neuf chiffres pour les recruter, en dit long sur la violence concurrentielle qui règne dans le secteur de l’intelligence artificielle. Cette guerre ne se joue plus uniquement sur les algorithmes, les GPU ou les data centers. Elle se joue sur les cerveaux. Sur les individus. Sur les super-ingénieurs capables de coder une ligne qui change tout. On ne parle plus ici de recrutement, mais de mercenariat technologique.

Le marché mondial de l’IA ne fonctionne plus comme une économie classique. Il opère selon une logique quasi-féodale : chaque chercheur vedette est courtisé, cajolé, parfois acheté au prix d’un club de foot. Les grands groupes – américains, chinois, et de plus en plus moyen-orientaux – se livrent une bataille sans merci pour constituer leurs “dream teams” scientifiques.

Dans ce contexte, comment un pays comme le Maroc peut-il espérer se faire une place au soleil de l’intelligence artificielle ?

Le gouffre des compétences : un déficit structurel

Soyons lucides : le Maroc ne dispose pas aujourd’hui du vivier de talents suffisant pour soutenir une ambition souveraine en IA. Non pas par manque de potentiel, mais par défaut de stratégie.

Chaque année, le Royaume forme quelques milliers d’ingénieurs en informatique, mathématiques appliquées ou systèmes embarqués. Mais combien d’entre eux sont réellement spécialisés en IA ? Combien ont accès à des infrastructures leur permettant de s’entraîner sur des modèles de type LLM ? Combien peuvent travailler sur des corpus linguistiques en arabe classique, en darija, en amazighe, avec une pertinence contextuelle ? Très peu.

Pire : ceux qui sont les mieux formés, les plus brillants, les plus prometteurs, quittent le pays. Ils intègrent les campus canadiens, les labos français, les hubs allemands ou les GAFAM de San Francisco. On les comprend : salaires attractifs, environnement stimulant, liberté académique, possibilités d’open science. Pendant ce temps, nos universités, délaissées et bureaucratisées, peinent à renouveler leurs équipements ou à retenir leurs meilleurs enseignants.

La conséquence est simple : le Maroc est un terrain de formation et d’extraction, mais pas un lieu de valorisation scientifique durable.

Le piège de la souveraineté incantatoire

Le mot “souveraineté” est devenu l’un des termes les plus galvaudés du vocabulaire politique contemporain. Souveraineté alimentaire, souveraineté sanitaire, souveraineté énergétique… et bien sûr, souveraineté numérique.

Mais pour qu’une IA soit véritablement souveraine, il faut plus que des déclarations de principe. Il faut une vision, des moyens, et surtout une capacité humaine à long terme. L’IA n’est pas une technologie que l’on importe en kit depuis la Corée ou les Émirats. C’est un écosystème vivant, fondé sur l’apprentissage continu, la veille scientifique, la production locale de données, l’innovation endogène.

Cela suppose des chercheurs, des data scientists, des linguistes computationnels, des ingénieurs systèmes, des juristes spécialisés en éthique algorithmique… et même des philosophes. Autant de profils que l’écosystème marocain peine à faire émerger.

​Repenser l’écosystème : des briques à poser, une architecture à inventer

Alors que faire ? Faut-il baisser les bras face aux géants ? Certainement pas. Mais il faut changer de posture.

1-Créer des écoles IA spécialisées avec des cursus hybrides (maths, linguistique, éthique, entrepreneuriat), en partenariat avec les grandes écoles internationales, mais ancrées sur les réalités marocaines.

2-Mettre en place une politique active de rétention et de retour des talents, via des incitations financières, des bourses doctorales locales et des laboratoires de recherche semi-autonomes.

3-Développer des plateformes nationales de données ouvertes, linguistiquement riches, éthiquement encadrées, et exploitables pour l’entraînement de modèles arabophones ou contextuels marocains.

4-Valoriser les expertises locales existantes, même dispersées : des ingénieurs freelances, des professeurs isolés, des startups en IA appliquée, des communautés open-source qui travaillent souvent sans visibilité.

5-Faire de l’IA une priorité politique transversale, impliquant aussi bien l’Éducation, la Recherche, l’Économie numérique, la Justice, la Défense, que les Collectivités locales.

​Un enjeu civilisationnel : entre dépendance numérique et liberté cognitive

Ne nous y trompons pas : la question de la souveraineté IA dépasse la simple maîtrise technologique. Elle pose une question civilisationnelle. Si nous déléguons à d’autres la capacité de produire notre langage, d’annoter nos comportements, de prédire nos choix, de trier nos informations, alors nous renonçons à une part de notre liberté cognitive.

Aujourd’hui, le Maroc consomme de l’IA sans la comprendre, sans la produire, sans l’adapter à son imaginaire collectif. Siri ne parle pas darija. ChatGPT ne comprend pas le code tribal marocain. Les algorithmes de modération sont calibrés sur des contextes américains. Et nous utilisons tout cela, passivement.

Il ne s’agit pas de tout créer de zéro. Mais de s’assurer que l’IA qui nous traverse soit un miroir, pas une camisole. Pour cela, il faut des cerveaux marocains aux commandes, et pas seulement des API américaines intégrées dans des apps locales.

​On pari à haut risque… mais indispensable

Le Maroc a-t-il les moyens d’une IA souveraine ? Pas aujourd’hui. Pas tant que la fuite des cerveaux continue. Pas tant que nos universités ne retrouvent pas leur mission intellectuelle. Pas tant que les meilleurs talents marocains sont plus valorisés à Boston qu’à Benguérir.

Mais faut-il pour autant abandonner ce chantier ? Non, car ne pas le faire, c’est accepter une dépendance cognitive et stratégique qui nous rendra captifs à long terme.

La souveraineté numérique ne se décrète pas. Elle se construit, lentement, difficilement, humainement. Et cela commence par un mot simple, souvent négligé dans les discours technophiles : former.

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