Pourquoi la Chine achète tous les ports du monde ?




Par Saad FAOUZI Chief Technology Officer (CTO), Digitum Business Expert en économie d'énergies, innovation technologique et leadership stratégique, opérant entre le Maroc, la France et le Royaume-Uni.

L’économie portuaire, levier stratégique du commerce mondial
 
 
Dans le commerce mondial, les ports portuaires ne sont pas de simples points de passage logistique. Ils sont des actifs géo-économiques majeurs, vecteurs de contrôle sur les flux commerciaux et sur les chaînes d’approvisionnement stratégiques. La Chine, en s’appuyant sur ses entreprises d’État telles que COSCO Shipping Ports, China Merchants Port Holdings ou CCCC, a investi dans plus de 100 terminaux portuaires dans plus de 60 pays à travers des participations directes, des concessions ou des joint-ventures.
 
Cette stratégie soulève plusieurs questions :
 
Quels sont les intérêts économiques derrière ces investissements chinois ?
Et pour quel rendement ?
Quels sont les effets directs sur la concurrence et le commerce mondial ?
Quels risques de dépendance pour les pays hôtes, notamment en Afrique ?
 
1. Une stratégie alignée sur les intérêts commerciaux chinois
 
La Chine est aujourd’hui la première nation exportatrice mondiale, avec 3 390 milliards USD d’exportations en 2023, soit près de 15 % du commerce mondial (OMC, 2024). Elle dépend fortement de la fluidité et de la sécurité des chaînes logistiques internationales, en particulier maritimes (plus de 90% de son commerce extérieur passe par voie maritime).
 
L’acquisition ou la gestion des infrastructures portuaires permet à la Chine de :
 
Réduire les coûts logistiques globaux de ses exportateurs,
Sécuriser les corridors stratégiques pour ses importations d’hydrocarbures, minerais, et composants critiques,
Influer sur les standards logistiques et numériques portuaires à l’échelle mondiale.
 
Exemple : COSCO détient 67 % du port du Pirée (Grèce), qui est devenu l’un des trois premiers ports à conteneurs d’Europe du Sud, avec 5,5 millions d’EVP traités en 2023, contre 1,6 million en 2010.
 
2. Rendement des investissements : la logique économique derrière la diplomatie portuaire
 
Les investissements chinois dans les ports s’inscrivent dans une logique de retour économique direct mais aussi de rendement géopolitique différé.
 
a. Rendement économique
 
Le Bénéfice avant intérêts, impôts (EBITDA) moyen des opérateurs portuaires dans les hubs mondiaux est supérieur à 35 %, en raison de la concentration du trafic et des marges sur les services logistiques intégrés.
La filiale spécialisée dans la gestion portuaire du géant chinois COSCO Shipping Group (COSCO Ports)  a vu ses profits nets croître de 18 % par an entre 2016 et 2021, grâce à l’acquisition de ports en Grèce, en Espagne, au Maroc (Nador West Med en négociation) et au Pakistan.
 
b. Rendement géopolitique
Contrôle indirect de corridors d’acheminement (Chine-Europe via Méditerranée),
Influence sur la gestion des flux critiques (pétrole, gaz, céréales),
Accès préférentiel à certaines zones franches logistiques pour les entreprises chinoises.
 
3. Impact sur le commerce international et la concurrence portuaire
 
L’un des effets systémiques majeurs est la reconfiguration du commerce maritime mondial :
 
Polarisation des flux : les ports détenus ou gérés par des entités chinoises deviennent des hubs préférentiels pour les armateurs chinois, au détriment des ports concurrents.
Effet d’éviction : les opérateurs portuaires européens (comme PSA, Hutchison, Eurogate) perdent des parts de marché face aux alliances chinoises verticalement intégrées.
Intégration logistique asymétrique : la Chine combine ports, chemins de fer, entrepôts et plateformes numériques (blockchain, IoT logistique), donnant un avantage concurrentiel systémique.
 
En 2023, 5 des 10 plus grands ports mondiaux en tonnage et en conteneurs étaient entièrement sous gestion chinoise.
 
4. Ports africains : accélérateur ou instrument de dépendance ?
 
L’Afrique représente une cible stratégique :
 
Croissance du commerce maritime en Afrique : +6 %/an (UNCTAD, 2023),
Besoin d’infrastructures estimé à 150 milliards USD d’ici 2030 pour moderniser les ports.
La Chine finance et contrôle des hubs majeurs :
Djibouti : nœud logistique stratégique entre mer Rouge et océan Indien,
Tanger Med (Maroc) : COSCO y gère des terminaux à conteneurs via joint-venture,
Lagos, Lomé, Port-Saïd, Mombasa : en phase de modernisation avec crédits chinois.
 
Risques :
 
Endettement croissant des États hôtes (ex : Sri Lanka, Zambie),
Faible transfert de technologie ou de souveraineté opérationnelle,
Clause de gestion exclusive en cas de défaut de remboursement.
 
5. Quelle réponse des blocs concurrents ?
 
Face à cette stratégie agressive de la chine, les puissance occidentales comme l’Europe, les États-Unis et le Japon ont lancé des  initiatives fragmentées pour contrer les enjeux stratégiques  :
 
Global Gateway (UE) : 300 milliards € d’investissement dans les infrastructures globales numériques, énergétiques et de transport entre l'Europe et ses partenaires en Afrique et Asie. 
Partnership for Global Infrastructure (G7) : 600 milliards USD annoncés pour concevoir un contrepoids à la Belt and Road Initiative (BRI) de la Chine.
Blue Dot Network (USA – Japon – Australie) : bien que moins visible médiatiquement, ambitionne d’établir un label mondial pour les infrastructures financées avec les standards internationaux (OCDE, G20, ONU).

Tandis que la Chine agit de manière coordonnée, bilatérale et agile, en positionnant les ports comme actifs stratégiques d’État avec la puissance de ses banques publiques et de sa diplomatie. 
 
Qui domine la mer, domine le monde. La Chine le sait.
 
La stratégie portuaire chinoise est un prolongement naturel de sa montée en puissance économique. Elle combine logique de rendement, sécurité logistique et projection d’influence. Le port devient un instrument d’architecture géoéconomique.
 
Les pays hôtes doivent désormais :
 
Évaluer l’impact de ces investissements sur leur souveraineté logistique,
Imposer des cadres de gouvernance mixtes (PPP régulés),
Créer des corridors de commerce sud-sud alternatifs, pilotés par des consortiums régionaux et non bilatéraux.
 
L’avenir du commerce maritime ne se joue plus uniquement en haute mer, mais à quai. Et la Chine en a pris une longueur d’avance.
 


Dimanche 28 Septembre 2025

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