Qawd’-ha ElGrande Toto ?

Par Naim Kamal


Taisez ce mot que je ne saurais entendre ! Même si l’on peut appréhender ou rejeter ce qu’incarne ElGrande Toto, la polémique autour de Mawazine et de son spectacle est excessive. Les pourfendre sans comprendre reviendrait à taire ce dont ils sont l’expression. Le rap, loin d’être une déviance marginale, est aujourd’hui un révélateur du réel social, une voix brute issue des marges, et une forme nouvelle poétique qui n’enchante pas toujours mais qui fait danser tout le temps. Dans cette chronique, Naïm Kamal revient sur un phénomène culturel qui devrait dire bien plus qu’il ne devrait choquer.



Une musique qui brise le silence

ElGrande Toro et consort dérangent dans un paysage culturel que l’on voudrait sage, policé, balisé. Mais vouloir les éjecter de la scène à coups d’anathèmes reviendrait à faire fi de ce dont ils sont le produit : un langage de survie, une esthétique de la marge avant qu’elle ne devienne générale. Né dans la Bronx new-yorkais des années 1970, le rap a pour moule la pauvreté, la ségrégation raciale et les violences urbaines.

Et le problème n’est pas dans ce qu’il dit. Il est dans ce qu’il révèle. Comme la vague des révoltes socio-politiques de 1968 en France, en Allemagne, à l’université de Berkeley au Etats Unis avant d’atteindre le reste du monde, le rap est devenu une sorte de cartographie sonore de nos fissures collectives. Il ne crie pas, il hurle un état des lieux : la rue, les failles, les colères et les rêves brisés.

De New York à Casablanca : chronologie d’un bouleversement

Dans les années 1980, le rap sort de rue et entre en studio. Se professionnalise. La décennie qui suit marque son âge d’or. De 2000 à 2020, le genre s’internationalise. Il devient le moyen d’expression globale d’une jeunesse mondialisée, mêlant provocations, mode et egotrip du rappeur au moi surdimensionné. Il touche les pays du Maghreb à partir des années 1990 par l’influence diasporique du rap français dont l’un des premiers groupes, Nique Ta Mère, fait scandale avant d’adoucir son nom par son acronyme NTM. Irréversiblement, le rap est devenu le miroir d’une génération sans filtres ni illusion.

Poésie de rue et brutalité stylisée

Comme le jazz et le rock en leur temps, le rap a été rejeté avant d’^tre admis comme forme artistique majeure. On n’espère pas de lui de produire la cinquième de Beethoven, le Requiem de Mozart, ou, plus près de nous, le fleuron de la musique andalouse, Cham’s Al’3achia (Soleil du crépuscule), ou encore Al Kamar Alahmar (La rouge lune), beau poème de Abderrafi’3 Jouahri magistralement composé par Abdeslam Amer et superbement chanté par Abdelhadi Belkhayat bien des années avant qu’il se convertisse à l’islamisme. Les fans du rap attendent plutôt de lui d’empoigner la rue, d’embarquer les corps, de dire les désirs et les manques, la dope et l’échec, les rêves d’un ailleurs et les colères d’ici.

Le rap, c’est la musique du verbe cru et du rythme qui balance. Une musique du mot brut qui bouscule les définitions de ce que l’on appelle musique. C’est n’est pas une faute de goût. C’est une autre esthétique qui s’en fout de la bonne tenue et de la bienséance. D’où Qawad’-ha, le mot par lequel le scandale est arrivé. S’étant au moins penché sur son étymologie ? Il est dérivé du verbe qada, yaqoudou (a dirigé, dirige), et du mot verbale Quiada (direction) qui ont donné caïd, titre d’un respectable agent d’autorité ; Qa’-ide (chef, guide et leader), dont fort probablement est issu en dialectal le terme qwade (proxénète) qui va accoucher à son tour du fameux qawad’-ha d’ElGrande Toto. Il peut signifier de manière égale : a fait une bêtise ou commis un gros impair, a tout raté ou encore a tout bousillé.

Un langage qui éclate la langue

Le rap marocain, et plus généralement maghrébin, est une fusion en ébullition : darija, tamazight, français, anglais, espagnol parfois, néologisme et les reste à l’avenant de l’inspiration. Ce patchwork verbal, plus qu’ailleurs où la structure sociale est basée sur une large classe moyenne, dit la réalité non pas plurielle, mais composite du Maroc. Il devient ainsi, plus un langage qu’une langue de rupture où les mots claquent s’entrechoquent en paroles crues miroir de la rue.

Les réseaux sociaux aidant, il défie la censure et les convenances. Il devient selon une expression que je trouve éloquente, une ‘’forme d’activisme sonore’’. Le rap nargue les conservatismes, explose les normes bourgeoises de la bonne tenue en société.

On a souvent essayé d’établir un parallèle entre le rap et le slam. La comparaison tient mais dans des limites. Le slam est plus poli (de polir), plus lent quand le rap est percussif, rapide, syncopé. Deux formes d’oralité que traduit finement une définition que j’ai lue dans un post : ‘’ le rap danse avec les mots, tandis que le slam matche avec eux’’.

Héritiers du ‘’Bronx marocain’’ ?

Le rap marocain ne peut pas ne pas rappeler cette autre vague qui, dans une autre vie du Maroc indépendant, a exprimé la marge : Nass El Ghiwane, Jil Jilala, ainsi que de tous ceux qu’ils ont inspirés, nés dans ce Bronx marocain qu’était dans les années 1970 Hay Mohammadi. Eux aussi dérangeaient ceux qui se proclamaient puristes, eux aussi drainaient les foules de jeunes ‘’planeurs’’ au shit.  Ils parlaient mystique, pauvreté, justice, liberté. Ce qu’ils faisaient depuis le terroir avec le guembri et le malhoun, d’autres le font aujourd’hui avec des beats et du flow, la mondialisation et ses satellites étant passés par là.

Ils disent la même chose, mais pas de la même manière d’une jeunesse qui n’a pas attendu ElGrande Toto, le plus extrême et le moins musical de ses consorts, pour planer soft ou se shooter hard, mais dont il est quelque part le produit avant de devenir par ce qu’il faut appeler son art, son porte-parole autoproclamé avant d’être plébiscité  par elle dans cette fonction.

On n’y fait pas très attention, mais le rap est aujourd’hui un exutoire et de ce fait en même temps une soupape de sécurité sociale. Est-ce un hasard s’il est bien intégré dans le circuit du soft power culturel marocain que représentent Mawazine, Jazzablanca, L’Boulevard… bénéficiant de parrainages, de sponsors, de campagnes officielles et autres clips subventionnés ?



Lundi 7 Juillet 2025

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