La fabrique occidentale de la guerre : industrie, marchés et politique, mode d’emploi
Depuis la Seconde Guerre mondiale, l’économie américaine a appris à “mobiliser” en temps record : reconvertir des lignes civiles, empiler des cadences, industrialiser la logistique. La paix n’a jamais totalement démobilisé cet appareil. Les crises successives lui ont même servi de tests de résistance : Corée, Vietnam, Balkans, Golfe, Afghanistan, Irak, aujourd’hui Ukraine et Indo-Pacifique. À chaque cycle, la même équation se vérifie : des crédits votés à Washington irriguent un réseau de maîtres d’œuvre et de sous-traitants, qui livrent des systèmes toujours plus sophistiqués, pendant que les marchés financiers évaluent, en temps réel, les perspectives de marges et de carnet de commandes.
Le résultat est chiffrable. Le budget de défense américain a atteint, ces dernières années, des niveaux record — près de 900 milliards de dollars — dont une part majoritaire retourne immédiatement au secteur privé sous forme de marchés. Les États-Unis demeurent le premier exportateur d’armement et pèsent une large fraction du commerce mondial des armes. Rien d’illégal ici : la demande extérieure existe, les alliances s’équipent, la R&D nourrit des retombées duales (matériaux, propulsion, espace, cybersécurité). Mais le balancier stratégique se rigidifie lorsque l’économie de l’armement cesse d’être une variable d’ajustement de la politique pour devenir, trop souvent, son pilote automatique.
À ce système s’ajoutent trois accélérateurs bien connus des praticiens. D’abord, la “porte tambour” : hauts responsables publics passant dans le privé, cadres dirigeants rejoignant l’administration, consultants naviguant entre comités d’audit et commissions parlementaires. Ce mouvement est légal, encadré, et peut même transférer de l’expertise utile. Il crée néanmoins un biais de statut quo qui favorise la continuité des choix capacitaires et des architectures budgétaires.
Ensuite, la puissance des marchés. Les grands gérants indiciels et actifs sont actionnaires de presque tout : constructeurs, avionneurs, électroniciens, médias, banques. Leur mandat premier est financier — rendement et gestion du risque — et ils le remplissent. Mais, agrégés, ces intérêts diffus deviennent une contrainte douce qui pousse vers “plus de même” : sécuriser les flux, lisser la commande publique, prolonger les lignes de production, standardiser les familles d’armement.
Enfin, la fabrique du récit. Les démocraties ont besoin de raisons pour engager la force ; l’espace public les fournit. Menaces réelles (révisionnisme, terrorisme, prolifération) et scénarios exagérés s’y mêlent. Quand l’attention se polarise, la moindre fenêtre d’opportunité se ferme pour des options lentes — prévention, diplomatie de couloir, architectures de confiance, contrôles d’armements — qui rapportent peu politiquement et rien comptablement.
Le résultat est chiffrable. Le budget de défense américain a atteint, ces dernières années, des niveaux record — près de 900 milliards de dollars — dont une part majoritaire retourne immédiatement au secteur privé sous forme de marchés. Les États-Unis demeurent le premier exportateur d’armement et pèsent une large fraction du commerce mondial des armes. Rien d’illégal ici : la demande extérieure existe, les alliances s’équipent, la R&D nourrit des retombées duales (matériaux, propulsion, espace, cybersécurité). Mais le balancier stratégique se rigidifie lorsque l’économie de l’armement cesse d’être une variable d’ajustement de la politique pour devenir, trop souvent, son pilote automatique.
À ce système s’ajoutent trois accélérateurs bien connus des praticiens. D’abord, la “porte tambour” : hauts responsables publics passant dans le privé, cadres dirigeants rejoignant l’administration, consultants naviguant entre comités d’audit et commissions parlementaires. Ce mouvement est légal, encadré, et peut même transférer de l’expertise utile. Il crée néanmoins un biais de statut quo qui favorise la continuité des choix capacitaires et des architectures budgétaires.
Ensuite, la puissance des marchés. Les grands gérants indiciels et actifs sont actionnaires de presque tout : constructeurs, avionneurs, électroniciens, médias, banques. Leur mandat premier est financier — rendement et gestion du risque — et ils le remplissent. Mais, agrégés, ces intérêts diffus deviennent une contrainte douce qui pousse vers “plus de même” : sécuriser les flux, lisser la commande publique, prolonger les lignes de production, standardiser les familles d’armement.
Enfin, la fabrique du récit. Les démocraties ont besoin de raisons pour engager la force ; l’espace public les fournit. Menaces réelles (révisionnisme, terrorisme, prolifération) et scénarios exagérés s’y mêlent. Quand l’attention se polarise, la moindre fenêtre d’opportunité se ferme pour des options lentes — prévention, diplomatie de couloir, architectures de confiance, contrôles d’armements — qui rapportent peu politiquement et rien comptablement.
Budgets, drones et IA : éviter la guerre en pilotage automatique
Faut-il en conclure que le “complexe” ne vit que de la guerre ? Ce serait faux et caricatural. L’armement est une assurance : on souhaite ne jamais en avoir besoin, mais on la paie parce que le monde est incertain. Les industriels, eux, innovent réellement : propulsion efficiente, capteurs à bas bruit, cryptographie quantique, résilience cyber, robotique collaborative. Ces briques, duales, irriguent l’économie civile. Le problème n’est pas l’existence d’un secteur fort ; il tient à trois dérives possibles.
La première est la préférence systémique pour l’option cinétique, parce qu’elle est budgétairement lisible et industriellement “scalable”. La deuxième, la tentation de l"evergreen conflict” : conflits gelés ou “basse intensité” qui alimentent la demande sans jamais trancher le différend politique. La troisième, la fuite en avant technologique — drones de masse, munitions rôdeuses, IA d’aide au ciblage, frappes cyber — qui pose des questions éthiques et de contrôle humain significatives. La supériorité technique ne remplace ni la légitimité, ni la stratégie de sortie, ni la reconstruction.
Que faire, alors, pour réaligner la puissance militaire avec l’intérêt public ? Quatre garde-fous sont à portée de main :
1) Transparence radicale : publication intelligible des coûts complets (acquisition, maintien en condition, fin de vie) et des performances opérationnelles réelles ; traçabilité des passerelles public-privé.
2) Concurrence utile : moins de “programmes totémiques” fermés, plus de standards ouverts, d’assemblage modulaire et d’appels d’offres fractionnés pour stimuler l’écosystème.
3) Diplomatie outillée : doter autant la négociation que l’artillerie — fonds d’amorçage pour mécanismes de sécurité coopérative, modernisation des régimes de contrôle des exportations, clauses de conditionnalité claire.
4) Gouvernance de l’IA et de l’autonomie létale : principe de “contrôle humain significatif”, audits algorithmiques, boîtes noires de mission, droit opérationnel mis à jour.
La défense est un bien public ; l’opacité, elle, ne l’est pas. On ne désarme pas par naïveté, on arme intelligemment en fixant les incitations. Tant que les démocraties demanderont au secteur de livrer vite, au prix le plus bas, avec risque politique minimal, il livrera exactement cela : de l’efficacité tactique. À elles d’ajouter la couche stratégique : finalité, proportion, responsabilité. Car si l’on laisse les courbes budgétaires dicter la boussole, la victoire des comptes remplacera trop souvent la paix des peuples.
La première est la préférence systémique pour l’option cinétique, parce qu’elle est budgétairement lisible et industriellement “scalable”. La deuxième, la tentation de l"evergreen conflict” : conflits gelés ou “basse intensité” qui alimentent la demande sans jamais trancher le différend politique. La troisième, la fuite en avant technologique — drones de masse, munitions rôdeuses, IA d’aide au ciblage, frappes cyber — qui pose des questions éthiques et de contrôle humain significatives. La supériorité technique ne remplace ni la légitimité, ni la stratégie de sortie, ni la reconstruction.
Que faire, alors, pour réaligner la puissance militaire avec l’intérêt public ? Quatre garde-fous sont à portée de main :
1) Transparence radicale : publication intelligible des coûts complets (acquisition, maintien en condition, fin de vie) et des performances opérationnelles réelles ; traçabilité des passerelles public-privé.
2) Concurrence utile : moins de “programmes totémiques” fermés, plus de standards ouverts, d’assemblage modulaire et d’appels d’offres fractionnés pour stimuler l’écosystème.
3) Diplomatie outillée : doter autant la négociation que l’artillerie — fonds d’amorçage pour mécanismes de sécurité coopérative, modernisation des régimes de contrôle des exportations, clauses de conditionnalité claire.
4) Gouvernance de l’IA et de l’autonomie létale : principe de “contrôle humain significatif”, audits algorithmiques, boîtes noires de mission, droit opérationnel mis à jour.
La défense est un bien public ; l’opacité, elle, ne l’est pas. On ne désarme pas par naïveté, on arme intelligemment en fixant les incitations. Tant que les démocraties demanderont au secteur de livrer vite, au prix le plus bas, avec risque politique minimal, il livrera exactement cela : de l’efficacité tactique. À elles d’ajouter la couche stratégique : finalité, proportion, responsabilité. Car si l’on laisse les courbes budgétaires dicter la boussole, la victoire des comptes remplacera trop souvent la paix des peuples.