Quand le Maroc pense son avenir numérique : croiser deux regards sur l’IA, la souveraineté et la société

Par Dr Az-Eddine Bennani


Le débat sur l’intelligence artificielle au Maroc connaît un tournant décisif. Deux ouvrages récents, « Le grand remplacement Made in Morocco ! » d’Adnane Benchakroun et « L’intelligence artificielle au Maroc ? Souveraineté, inclusion et transformation systémique »que j’ai publié cette année, ouvrent des perspectives complémentaires et parfois critiques sur l’avenir numérique du pays. Leur mise en dialogue éclaire les enjeux de fond : comment le Maroc peut-il éviter d’être remplacé, augmenté sans boussole, ou oublié dans le concert des nations numériques ?



Éducation et compétences : fracture ou levier ?

Benchakroun insiste sur la fragilité du système éducatif marocain, pris entre une fracture numérique persistante et la menace de voir des générations entières se retrouver marginalisées. Il évoque la nécessité d’un pacte éducatif humaniste capable de réconcilier école, travail et citoyenneté.

De mon côté, je défends une approche où l’éducation à l’IA doit devenir un socle de souveraineté cognitive, à l’instar de ce qu’a fait la Chine avec son plan IA. Former aux compétences critiques, à l’éthique et à la créativité n’est pas un luxe : c’est une condition de survie pour un pays qui veut rester maître de son destin.

Travail et économie : ubérisation ou hybridation ?

L’ouvrage de Benchakroun souligne l’extension de la gig economy et la précarisation des emplois, appelant à un renouvellement des protections sociales. Je rejoins cette analyse, mais j’y ajoute une dimension stratégique : l’hybridation homme–IA peut devenir un vecteur de productivité s’il est encadré par des politiques publiques justes et inclusives. Loin d’un remplacement brutal, l’enjeu est un « management hybride » qui valorise les compétences humaines tout en intégrant l’IA comme outil de performance collective.

Villes et services publics : inclusion ou exclusion algorithmique ?

Les « smart cities » sont pour Benchakroun un champ de tension entre promesse technologique et risque d’exclusion. Il décrit une cohabitation algorithmique où les mobilités, l’accès aux services et même la justice deviennent opaques. Dans mes travaux, j’ai proposé le modèle MrabaData et une approche de gouvernance éthique de l’IA pour éviter que la donnée publique ne soit captée par des intérêts privés ou étrangers. La ville intelligente, au Maroc comme ailleurs, ne sera réellement intelligente que si elle est gouvernée par des principes de transparence, d’inclusion et de souveraineté.

Identité, culture et spiritualité : boussole commune

Les deux démarches se rejoignent sur un point essentiel : l’avenir numérique ne peut se réduire à une accumulation de technologies. Benchakroun appelle à préserver l’art, la culture et la foi comme remparts face au transhumanisme. J’insiste pour ma part sur la dimension culturelle et systémique de l’IA : elle n’est pas neutre, elle porte des valeurs, et le Maroc doit inscrire ses propres valeurs dans la gouvernance de ces technologies. Ici se joue la véritable souveraineté : savoir dire non à des modèles importés, et affirmer une voie marocaine, africaine, humaniste.

Un horizon partagé : du risque de remplacement à la voie systémique

En définitive, le dialogue entre nos deux ouvrages révèle une convergence : le Maroc est à la croisée des chemins. Trois périls le guettent - le remplacement passif, l’augmentation sans boussole, l’oubli structurel. Trois leviers s’offrent à lui - l’éducation humaniste, la souveraineté numérique, la culture.

Le Maroc ne doit pas seulement subir la grande accélération numérique : il doit la gouverner, en assumant une trajectoire de souveraineté et d’inclusion. Ce qui suppose une vision systémique, une volonté politique, et une mobilisation de tous les acteurs - État, entreprises, chercheurs, citoyens. C’est à cette condition que l’IA deviendra pour notre pays non pas une menace de remplacement, mais un vecteur de renaissance.


Lundi 1 Septembre 2025

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