Rabat retient son souffle : ministres, parlementaires, Gen Z 212… que va dire SM le Roi ?


Rédigé par le Vendredi 10 Octobre 2025



Rabat a ce don d’absorber l’électricité de l’époque. Les couloirs capitonnés du Parlement, le velours des salons ministériels, les trottoirs où s’entrecroisent journalistes, conseillers et citoyens pressés : tout y vibre d’une tension sourde. Ce vendredi, SM le Roi présidera l’ouverture de la première session de la 5e année législative de l’actuelle Législature. Ce n’est ni un happening, ni un référendum populaire, encore moins une conférence de presse. C’est un rituel constitutionnel et, chez nous, le rituel ne gomme pas la gravité du moment, il la met en scène. La question circule, insistante : que va dire le Souverain, alors que le pays a vu surgir une génération mobilisée, Gen Z 212, qui ne cède ni à l’hystérie ni à l’amnésie et exige calmement des comptes ?

Il faut d’abord rappeler le cadre, pour ne pas projeter sur ce discours ce qu’il n’est pas. Le Maroc a sa grammaire : l’ouverture du Parlement n’est pas le 9 mars 2011 bis. Ce rendez-vous inscrit à l’article 65 de la Constitution consacre la solennité du travail législatif. Il fixe un cap, un ton, parfois des remontrances, souvent des priorités.

La monarchie marocaine fonctionne avec une temporalité propre — appelons-la le « temps royal » qui n’écrase pas les autres horloges, mais les oblige à s’ajuster. Face à lui, le « temps social » s’est accéléré, porté par des générations qui n’ont plus peur de mettre des mots précis sur des réalités têtues : cherté de la vie, école fragilisée, hôpital public en souffrance, gouvernance discréditée, sentiment d’injustice territoriale. Entre les deux, il y a le « temps institutionnel », celui des lois, des budgets, des contrôles, trop souvent avalé par la communication de routine.

Dans cette géométrie, Rabat retient son souffle parce que chacun y joue gros. Le gouvernement, d’abord, sommé de sortir de l’argumentaire défensif et d’entrer dans l’ère de l’exécution vérifiable. Le Parlement, ensuite, sommé d’exister autrement que par des joutes creuses : produire de la loi intelligible, faire du contrôle sérieux, fabriquer de la confiance. L’opposition, sommée de proposer autre chose qu’un miroir inversé du pouvoir. Les élites administratives, sommées de passer du réflexe « note et contre-note » à la logique des résultats. Et la jeunesse mobilisée, enfin, sommée de transformer l’indignation en organisation durable.

Que peut dire le Souverain, dans un tel moment ? Trois scénarios, non exclusifs, se dessinent semble-t-il.

Le premier, institutionnel, serait de rappeler la hiérarchie des responsabilités et l’exigence de résultats. SM Le Roi a déjà dénoncé, dans ses messages récents, un Maroc à deux vitesses : celui des promesses et celui des vies vécues. Revenir à ce diagnostic, c’est réaffirmer que l’État-providence ne se mesure pas aux slogans, mais à la qualité d’une salle de classe, d’un lit d’hôpital, d’une route sûre, d’un guichet qui répond. C’est réassigner aux ministres et aux directeurs d’administration un contrat moral : livrer, pas commenter.

Le deuxième, stratégique , consisterait à fixer quelques priorités cardinales, simples à comprendre et dures à exécuter : une école qui apprend réellement à lire, écrire, compter et coder ; un hôpital public qui soigne sans humilier ; un État qui paie ses fournisseurs à l’heure et mesure l’impact de chaque dirham ; une régionalisation qui cesse d’être un mot et devient un transfert de moyens et de compétences ; une politique de l’eau qui traite le stress hydrique comme une urgence nationale ordonnée et non comme une série d’accidents météorologiques ; une transition numérique qui soit autre chose qu’une collection d’applications sans interopérabilité.

Le troisième, plus offensif, serait l’« électrochoc » : quelques décisions-marteaux qui imposent une cadence et contraignent les appareils à bouger. Le Maroc en a connu : audits implacables, redéploiements, missions confiées hors des circuits habituels, « cahiers de livraison » publics avec échéances et indicateurs. Un tel signal ne serait pas un contournement des institutions, mais une façon de leur rappeler qu’elles existent pour agir, pas pour s’autocélébrer.

Au-delà de la forme, le fond attendu tient en quelques mots : dignité, justice, efficacité, vérité. Dignité, car la colère sociale naît souvent d’une humiliation quotidienne plutôt que d’un grand scandale abstrait. Justice, car la lutte contre la rente et l’arbitraire n’est pas un luxe moral, c’est une politique de croissance : rien ne détruit plus l’initiative qu’un sentiment d’inégalité des règles du jeu. Efficacité, car la dépense publique ne pourra pas indéfiniment être le fusil à tirer dans tous les coins ; elle doit devenir chirurgicale, traçable, mesurable. Vérité, enfin, car la communication qui enjolive tue la confiance à petit feu ; mieux vaut annoncer un chemin difficile, balisé, que promettre une autoroute imaginaire.

Dans l’hémicycle, ce lexique se traduira par des attentes concrètes. Côté finances publiques, la promesse d’un déficit contenu n’a de sens qu’adossée à un inventaire crédible des économies et à une liste courte d’investissements qui augmentent la productivité — logistique, eau, énergie, capital humain.

Côté social, les réformes ne gagneront rien à rester encyclopédiques : il faut des « paquets » lisibles. École : formation des maîtres, manuels, évaluations indépendantes, soutien ciblé aux élèves décrocheurs, numérique utile plutôt que gadget. Santé : gouvernance hospitalière, chaîne d’approvisionnement des médicaments, motivation des professionnels, télémédecine là où elle réduit les distances plutôt que là où elle fait joli sur un slide. Emploi des jeunes : passer des incantations à des contrats d’alternance massifs, à la simplification des premiers recrutements, à l’achat public comme levier d’insertion.

Reste la relation au nouveau fait politique : Gen Z 212. Cette génération n’attend pas une flatterie. Elle veut des preuves. Elle a pris la Constitution au mot, le Nouveau Modèle de Développement au sérieux, et les rapports des institutions de gouvernance comme des outils civiques, pas des brochures.

Le ton qui peut l’emporter n’est pas la caresse, mais la considération : reconnaître la légitimité des griefs, distinguer la part du possible immédiat de celle du temps long, fixer des jalons, ouvrir des canaux de co-construction — y compris au Parlement, où les auditions, missions d’information et évaluations devraient s’ouvrir bien plus aux acteurs de terrain, associations, syndicats, collectifs, start-ups civiques. Les jeunes ne demandent pas la table d’honneur ; ils demandent des sièges, des documents, des échéances — et la possibilité de vérifier.

Il y a dans l’air une tentation facile : transformer la conjoncture en dramaturgie binaire, opposer l’ordre à la liberté, la rue à l’institution, la tradition à la modernité. C’est mal lire l’époque. Le Maroc a toujours avancé quand il a refusé les fausses alternatives.

Le « temps royal », s’il rappelle à tous que l’État n’est pas une page TikTok, peut aussi signifier autre chose : la capacité d’inscrire une séquence qui ne s’arrête pas au cycle des indignations virales. À condition que ce temps-là irrigue, en retour, les autres horloges : celle du gouvernement (calendriers, livrables, reddition de comptes), celle du Parlement (lois utiles, contrôle contraignant, évaluation publique), celle des territoires (régions responsabilisées, préfets et walis partenaires et non préfets-éditorialistes), celle des citoyens (participation informée, non-violence, exigence).

Il faudra aussi regarder la méthode. Le Maroc n’est pas en panne de vision ni en panne d’idées ; il est semble-t-il en panne de gouvernance au niveau de l'executif . Les annonces fortes lasses, les expérimentations dispersées déçoivent. L’heure est à des « programmes » au sens noble, limités, coûteux en énergie politique, mais tenus sur la durée.

Le Souverain, dans ses grands discours, a toujours privilégié les verbes d’action : réaliser, accélérer, corriger, capitaliser. La balle reviendra très vite dans le camp de l’Exécutif et du Législatif : simplifier le droit, mieux acheter, mieux payer, mieux sanctionner. Et, surtout, apprendre de nos erreurs : publier les post-mortems des politiques publiques ratées pour cesser de répéter les mêmes gestes inefficaces.

Il ne s’agit pas de dramatiser outre mesure. Le pays a des forces indéniables : stabilité, grands chantiers structurants, diplomatie active, entrepreneurs résilients, talents qui ne demandent qu’à éclore. Mais l’addition du déni, du retard et du vernis finit toujours par coûter plus cher que la franchise.

Le discours royal d’ouverture peut, par sa sobriété, faire office de miroir : rappeler que la monarchie fixe les grandes orientations et exige des résultats, et que c’est aux responsables politiques de sortir du confort de l’émission pour entrer dans la culture de la preuve.

Rabat, ces jours-ci, ressemble à une salle de concert avant l’entrée du chef d’orchestre. Les musiciens ont accordé leurs instruments, le public a pris place, les solistes ont répété. Il manque le geste qui donne le tempo.

SM Le Roi le donnera. Ce qui comptera, sitôt la dernière phrase prononcée, c’est la partition que chacun jouera : un gouvernement qui exécute, un Parlement qui contrôle, une opposition qui propose, des administrations qui livrent, des médias qui vérifient, des entreprises qui embauchent, une jeunesse qui transforme l’énergie civique en institutions vivantes.

Alors seulement, « Rabat retient son souffle » deviendra « Rabat respire mieux ». Et le pays, lui, retrouvera cette respiration ample qui permet de traverser les tempêtes sans perdre le nord.




Vendredi 10 Octobre 2025
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