Réforme électorale : le Maroc rebat les cartes avec le projet de loi organique 53.25

Entre moralisation affichée et zones d’ombre persistantes


Rédigé par La rédaction le Jeudi 4 Décembre 2025



Le Maroc est en train d’ajuster subtilement – et parfois brutalement – les règles du jeu politique à l’approche des législatives de 2026.

En adoptant en première lecture le projet de loi organique n°53.25, modifiant la loi organique n°27.11 relative à la Chambre des représentants, la majorité gouvernementale a donné un signal clair : accélérer la moralisation de la vie publique, sécuriser le processus électoral et verrouiller certains points jugés sensibles depuis les dernières échéances. Mais derrière cette façade, l’observateur attentif voit poindre des lignes de fracture institutionnelle, des tensions constitutionnelles et une recomposition silencieuse du champ politique.

Et comme toujours, un bémol s’impose : le texte doit encore passer devant la Chambre des conseillers, où la dynamique politique pourrait soit adoucir les angles vifs, soit au contraire confirmer la fermeté affichée par le gouvernement. Pour l’instant, l’Assemblée nationale a livré une première version chargée, ambitieuse et déjà contestée.

Un texte central dans la “trilogie électorale”

Adopté le 1er décembre 2025 en séance plénière (164 voix pour, 9 contre, 41 abstentions), le projet de loi 53.25 fait partie d’un triptyque plus large avec 54.25 (partis politiques) et 55.25 (listes électorales et médias audiovisuels publics). Cette trilogie constitue le plus gros toilettage électoral depuis 2021, avec un objectif assumé : préparer les législatives 2026 tout en renforçant la transparence et la probité du paysage politique.

Le ministre de l’Intérieur Abdelouafi Laftit a insisté sur la portée “définitive” des dispositions moralisation : une manière de dire que l’État veut mettre fin à la zone grise qui entourait certains candidats, certaines pratiques, et même certaines interprétations du droit. Ce volontarisme est applaudi par une partie de la classe politique, mais il inquiète d’autres groupes qui y voient le risque d’un durcissement disproportionné ou d’un glissement vers une moralisation punitive.

​Le grand tournant : une inéligibilité élargie et plus rapide

Le volet le plus explosif, politiquement et juridiquement, concerne l’inéligibilité. Le texte bouleverse un principe sacro-saint : la présomption d’innocence.

Désormais, seraient déclarées inéligibles :

les personnes poursuivies en flagrant délit pour certaines infractions (probité, mœurs, fraude électorale, corruption, etc.) ;
les candidats condamnés en première instance pour un crime, même si le jugement n’est pas définitif ;
les personnes condamnées en appel ;
les élus révoqués, qui ne pourront plus se représenter avant deux mandats complets.

Si l’objectif affiché est clair – ne plus voir de députés siéger alors qu’ils sont en détention ou sous poursuites lourdes –, l’effet collatéral l’est tout autant : une personne non encore condamnée définitivement pourrait perdre son droit politique le plus fondamental.

Le PPS, le PJD et une partie de l’opposition ont dénoncé le risque d’une dérive “anti-constitutionnelle”, rappelant l’article 23 de la Constitution sur la présomption d’innocence. Mais le gouvernement répond que l’objectif est de préserver l’intégrité du Parlement et la confiance du public, dans un contexte où certaines affaires ont terni l’image de l’institution.

Cette tension entre “moralisation” et “sécurité juridique” sera l’un des plus grands enjeux du passage devant la Chambre des conseillers. La Cour constitutionnelle pourrait aussi être saisie, ce qui ouvre un deuxième champ de bataille institutionnelle.

​L’administration publique sous refroidissement prolongé

Un autre pilier du texte concerne les fonctions publiques. L’État veut éviter toute porosité entre administration et politique, surtout dans les territoires.

Le délai d’interdiction de candidature pour certains cadres est allongé :

de 1 à 2 ans sur tout le territoire national ;
de 2 à 4 ans dans la circonscription où ils exerçaient ;
et, nouveauté notable, les cadres et agents du ministère de l’Intérieur sont expressément ajoutés à la liste des profils soumis à ce refroidissement.

L’intention est claire : empêcher qu’un fonctionnaire, particulièrement un agent d’autorité, convertisse son influence administrative en capital électoral immédiat.

Le débat public, lui, s’interroge déjà : est-ce un progrès démocratique protégeant la neutralité de l’État, ou une manière détournée d’écarter certains profils issus de l’administration, pourtant souvent parmi les plus compétents pour occuper des responsabilités électives ?

Là encore, l’équilibre final dépendra des amendements que pourrait introduire la Chambre des conseillers, surtout en ce qui concerne les exceptions, les catégories concernées et les délais.

​Le retour inattendu du cumul : une brèche assumée

Sur un autre terrain, le texte surprend. Alors que la moralisation est mise en avant à chaque paragraphe, 53.25 supprime une disposition emblématique adoptée en 2021 : l’interdiction pour un député de cumuler son mandat national avec la présidence :

d’un conseil de préfecture,
d’un conseil de province,
ou d’une commune de plus de 300 000 habitants.

En clair, le cumul député + baron local devient de nouveau possible.

Le gouvernement parle d’“ouverture aux compétences”, mais l’opposition voit surtout une réhabilitation de pratiques anciennes, favorisant les notables déjà puissants, renforçant les effets d’appareil et risquant d’affaiblir la rotation démocratique.

Cet élément pourrait devenir l’un des points les plus négociés à la Chambre des conseillers, où siègent justement de nombreux élus territoriaux.

Jeunes, indépendants et inclusion numérique : signaux faibles mais symboliques

Tous les articles du texte ne sont pas crispants. Certains vont clairement dans le sens de l’ouverture démocratique.

La majorité a soutenu un amendement réduisant de 5 % à 2 % le seuil permettant aux listes de jeunes indépendants de bénéficier d’un financement public. Cela ne révolutionne pas la représentativité, mais ouvre une petite fenêtre pour des candidatures nouvelles, souvent handicapées par l’asymétrie des ressources.

Autre avancée : la numérisation du dépôt de candidatures via une plateforme électronique, qui devra être accessible aux personnes en situation de handicap. Un effort de modernisation nécessaire pour aligner le processus électoral sur le rythme de digitalisation du pays.

Mais ces signaux restent modestes comparés à l’ampleur des restrictions sur l’éligibilité, ce qui alimente l’idée que le texte privilégie la “sanitation” du champ politique plus que l’“élargissement” de la représentation.

​Un texte qui stabilise… ou verrouille ?

La trilogie 53.25 – 54.25 – 55.25 dessine une réforme d’ensemble : plus de contrôle, plus de régulation, plus de filtre. Le gouvernement assume vouloir “définitivement moraliser” le système électoral. L’intention séduit une partie de l’opinion, lassée par certains scandales.

Mais une lecture plus froide montre une autre dynamique : la recomposition silencieuse des règles de la compétition, avec :

une maîtrise accrue du profil des candidats ;
une consolidation du rôle des partis établis ;
une régulation plus stricte de l’accès aux médias publics ;
et un retour du cumul, qui renforce les logiques territoriales d’appareil.

Ce n’est pas une révolution. Ce n’est pas non plus une simple retouche. C’est une réécriture structurelle de l’ingénierie électorale marocaine.

​Le vrai test : la Chambre des conseillers

Pour un observateur politique, une certitude s’impose : le texte n’est pas encore stabilisé.

Le passage en deuxième chambre peut introduire :

un assouplissement de l’inéligibilité en première instance,
une révision des délais pour les fonctionnaires,
un arbitrage sur le retour du cumul,
ou encore une clarification sur le statut des élus révoqués.

Et même en cas d’adoption rapide, un dernier round attend les réformes : la Cour constitutionnelle, dont la jurisprudence a souvent rappelé la primauté des droits fondamentaux.

​Une refonte électorale encore en mouvement

Le projet 53.25 est un texte dense, stratégique, parfois audacieux, parfois paradoxal. Il répond à une demande de moralisation, mais ouvre des débats institutionnels majeurs. Il renforce la surveillance du champ politique, mais réintroduit le cumul. Il protège la neutralité de l’administration, mais pourrait priver de nombreux cadres de leurs droits politiques. Il encourage les jeunes, mais de manière marginale.

Les semaines qui viennent seront décisives. La Chambre des conseillers devra trancher entre fermeté et prudence, entre moralisation et sécurité juridique, entre stabilité et pluralisme.

Pour l’instant, on avance sur une ligne de crête. Rien n’est encore figé. Et c’est précisément là que se joue la qualité démocratique de la réforme.




Jeudi 4 Décembre 2025
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