Rien ne va plus ? La presse écrite marocaine face au grand basculement informationnel


Rédigé par La rédaction le Samedi 20 Décembre 2025

Le chiffre claque comme une alarme dans une salle de rédaction silencieuse : un Marocain sur cent seulement s’informe aujourd’hui via la presse écrite. Pendant que les écrans s’allument et que les algorithmes dictent l’agenda, le papier recule, fragilisé, parfois résigné. Faut-il y voir la fin d’un modèle ou le début d’une mue salutaire ? Entre lucidité et responsabilité, l’alerte lancée à Rabat par la présidente de la HACA remet une question centrale au cœur du débat public : qui contrôle l’information au Maroc, et au nom de quels intérêts ?



​Quand la télévision résiste et que le papier s’efface

Les chiffres sont là, froids, incontestables, presque brutaux. 66,3 % des Marocains continuent de s’appuyer sur la télévision — nationale et étrangère — comme principale source d’information. Un socle solide, hérité d’une longue tradition audiovisuelle, d’un réflexe familial et d’un rapport encore très fort à l’écran du salon.

Mais juste derrière, une autre réalité s’impose à grande vitesse : 26,9 % des citoyens entrent désormais dans l’actualité par les réseaux sociaux. Facebook, YouTube, parfois TikTok, rarement identifiés comme “médias” au sens classique, sont devenus des carrefours informationnels de masse. La presse électronique, elle, ne capte que 4,7 % de cette attention. Quant à la presse écrite et à la radio, elles stagnent chacune autour de 1 %.

Ces données, issues du Digital News Report 2025 du Reuters Institute de l’Université d’Oxford, présenté lors d’une rencontre officielle à Rabat sur la lutte contre les fake news, ne racontent pas seulement un changement d’habitudes. Elles racontent une rupture culturelle.

Désinformation : quand l’algorithme remplace le rédacteur en chef

Le constat est sévère. En basculant massivement vers les plateformes numériques, 78 % des internautes marocains s’exposent à une information filtrée non par des journalistes, mais par des algorithmes. YouTube (49 %) et Facebook (47 %) dominent désormais l’accès à l’actualité nationale et internationale.

Le problème n’est pas technologique. Il est éditorial.

Ces plateformes ne hiérarchisent pas l’information selon son importance, mais selon son potentiel d’engagement. Le vrai, le faux, le douteux, le spectaculaire : tout circule à la même vitesse. Comme l’a rappelé la présidente de la HACA, cette dynamique contribue à la banalisation et à la normalisation de la désinformation dans l’espace public.

La presse, en recul, emporte avec elle ses garde-fous : vérification des faits, mise en contexte, pluralité des points de vue, responsabilité juridique et éthique. Ce recul affaiblit ce que l’on pourrait appeler l’immunité médiatique de la société.

La presse écrite n’a pas tout perdu

Mais réduire la situation à un simple effondrement serait une erreur stratégique. La presse écrite marocaine n’est pas morte. Elle est désynchronisée.

Elle paie le prix d’un modèle économique fragilisé, d’une transition numérique parfois mal anticipée, et d’un lectorat pressé, sursollicité, saturé. Pourtant, dans les moments de crise, de débats sensibles, de questions liées à l’intégrité territoriale ou aux grands choix de société, la référence reste le journalisme professionnel.

Ce n’est pas un hasard si, face aux campagnes de manipulation ou aux narratifs hostiles, ce sont encore les médias structurés qui fournissent les éléments de décryptage, de clarification et de contre-argumentation.

La presse écrite conserve un avantage décisif : la profondeur. Elle ne gagne pas la bataille de la vitesse, mais elle peut encore gagner celle du sens.

​Médias, souveraineté et cohésion nationale

La présidente de la HACA a insisté sur un point central, souvent sous-estimé : le lien direct entre information, cohésion nationale et intégrité territoriale. Dans un environnement informationnel mondialisé, les risques ne sont plus seulement internes. Ils sont aussi exogènes, parfois stratégiques.

D’où l’appel à une responsabilité partagée : médias, institutions, régulateurs, plateformes, éducateurs. La lutte contre la désinformation ne peut être uniquement répressive ou technocratique. Elle suppose des politiques publiques cohérentes, une éducation à la citoyenneté médiatique et un soutien réel au professionnalisme journalistique.

Ici, la presse écrite n’est pas un problème à gérer, mais un actif à protéger.

​Intelligence artificielle : accélérateur ou piège informationnel ?

Autre alerte majeure : l’irruption rapide de l’intelligence artificielle dans les pratiques sociales et journalistiques. Sans cadre juridique clair, sans gouvernance mondiale contraignante, l’IA devient un facteur d’amplification des dérives informationnelles.

Dans les rédactions comme sur les réseaux, elle accélère la production de contenus, mais fragilise la confiance. La technologie fascine, mais elle est faillible. Sans régulation ni sensibilisation, elle risque d’aggraver la confusion plutôt que de l’éclairer.

Là encore, la presse écrite peut jouer un rôle-clé : ralentir, vérifier, expliquer, contextualiser. À condition d’être soutenue, économiquement et symboliquement.

​La fin d’un cycle… ou le début d’un sursaut ?

Alors, rien ne va plus pour la presse écrite au Maroc ? Pas exactement. Tout change, et vite. Le danger serait de céder à la nostalgie ou au fatalisme. L’enjeu n’est pas de sauver le papier pour le papier, mais de préserver ce qu’il incarne : une information responsable, pluraliste, au service de l’intérêt général.

Dans un pays attaché à ses équilibres, à sa diversité et à sa trajectoire démocratique, abandonner le journalisme professionnel serait une erreur stratégique majeure. La presse écrite n’a peut-être plus le monopole de l’attention, mais elle reste un pilier de la confiance.

À condition de se réinventer, sans renoncer à ses fondamentaux.




Samedi 20 Décembre 2025
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