Soixante jours pour faire la paix…


Par Rachid Boufous

L’annonce faite à Washington par Steve Witkoff, émissaire spécial pour le Moyen-Orient, lors d’une interview sur CBS News, a eu l’effet d’un séisme feutré dans les cercles diplomatiques : « Notre équipe travaille actuellement sur l’Algérie et le Maroc. Un accord de paix sera conclu entre ces deux pays d’ici soixante jours, à mon avis. » En apparence, une phrase parmi d’autres dans le flot des déclarations américaines.

En réalité, un signal majeur d’un repositionnement stratégique de Washington au Maghreb, à un moment où la rivalité algéro-marocaine menace d’handicaper durablement la stabilité du flanc sud de la Méditerranée et la cohérence de la projection occidentale vers l’Afrique.



Depuis la rupture officielle des relations diplomatiques en août 2021, le fossé entre Rabat et Alger n’a cessé de se creuser.

L’Algérie a accusé le Maroc d’« actes hostiles » et fermé son espace aérien aux avions marocains, tandis que le Maroc a consolidé son dispositif diplomatique autour de l’initiative d’autonomie pour le Sahara, désormais soutenue par Washington, Madrid, Londres, Paris, Berlin et plusieurs capitales africaines.

À première vue, rien ne semble pouvoir rapprocher deux États dont les doctrines extérieures reposent sur des paradigmes antagonistes : la légitimité monarchique, modernisatrice et réformiste d’un côté ; le nationalisme révolutionnaire, anti-hégémonique et souverainiste de l’autre. Mais c’est précisément dans cette opposition structurelle que réside, paradoxalement, la possibilité d’un dialogue sous contrainte.

L’Amérique, fidèle à son pragmatisme géopolitique, ne s’attaque pas à ce dossier par idéalisme mais par nécessité stratégique.

Le Maghreb, longtemps relégué au rang de périphérie, redevient un espace nodal. Trois dynamiques s’y conjuguent : la reconfiguration énergétique mondiale, qui place l’Algérie au centre du jeu gazier ; la montée en puissance du Maroc comme hub industriel et logistique vers l’Afrique ; et la compétition d’influence sino-russo-occidentale sur le continent africain.

Pour Washington, réconcilier Rabat et Alger ne relève pas d’un romantisme méditerranéen : il s’agit de reconstruire un espace cohérent, sécurisé et économiquement interdépendant capable de stabiliser le Sahel, de contenir la pénétration russe et de garantir à l’Europe un accès énergétique et commercial fiable. Le Maghreb est perçu comme le verrou manquant entre la Méditerranée et l’Afrique, et sa division comme une anomalie coûteuse.

La diplomatie américaine, en évoquant « soixante jours », joue sur un ressort psychologique :

Imposer une temporalité courte pour forcer les acteurs à se positionner. Le pari n’est pas celui d’un traité, mais d’une désescalade calibrée, séquencée, progressive. Dans une première phase, il s’agirait de rétablir des canaux de communication officiels, sous l’égide d’une médiation externe, Washington, appuyé par des relais européens comme Madrid ou Rome, et des partenaires africains neutres.

Ce format multilatéral offrirait une garantie politique à Alger, soucieuse de ne pas donner l’image d’une concession unilatérale. Dans une seconde phase, des mesures techniques pourraient être activées : levée partielle des restrictions aériennes, coordination sécuritaire sur les zones frontalières, et réouverture graduelle des liaisons consulaires et commerciales.

Ces gestes ne relèvent pas encore de la paix, mais d’une normalisation fonctionnelle :

Ils permettent de reconstruire la confiance sans s’attaquer immédiatement au nœud du Sahara. Le cœur du contentieux, en effet, demeure le statut du Sahara. Sur ce dossier, les positions sont figées : le Maroc ne transigera pas sur l’autonomie, qu’il considère comme le maximum politique, tandis que l’Algérie continue de soutenir le principe d’autodétermination, pour des raisons autant idéologiques que sécuritaires.

Les Américains le savent : ils ne régleront pas ce différend en deux mois, ni en deux ans. Leur approche est différente : neutraliser le conflit sans le résoudre, créer une zone de coopération économique parallèle où la question du Sahara ne serait plus l’axe unique des relations. C’est une diplomatie de contournement, mais parfois le contournement est le seul chemin praticable.

Il reste cependant un obstacle psychologique majeur :

La culture politique du soupçon. Depuis des décennies, chaque geste de l’un est perçu par l’autre comme une manœuvre. Les discours officiels oscillent entre méfiance et surenchère, et les opinions publiques ont été nourries à une rhétorique de rivalité. C’est pourquoi la médiation américaine, pour être efficace, doit s’accompagner d’un mécanisme de vérification externe, une sorte de garantie de bonne foi internationale.

À ce titre, l’ONU pourrait servir de caution procédurale, mais c’est la crédibilité américaine, son poids économique et sécuritaire, qui constituerait le véritable gage de continuité. Le pari de Witkoff et Kushner n’est pas un rêve : c’est une expérimentation géostratégique. En soixante jours, il ne s’agit pas de transformer des décennies d’antagonisme en fraternité, mais d’enclencher un processus irréversible de désescalade.

Si, d’ici la fin de l’année, un communiqué conjoint venait simplement annoncer la reprise de contacts officiels, la création d’un comité bilatéral technique et la levée partielle de certaines restrictions aériennes, ce serait déjà une victoire diplomatique majeure.

Dans les relations internationales, la paix n’est pas un état, c’est un mouvement ; et parfois, l’inertie vaut déclaration. L’enjeu dépasse de loin les deux capitales. Un rapprochement algéro-marocain, même minimal, redessinerait l’architecture de sécurité de toute la Méditerranée occidentale. Il pourrait entraîner, à moyen terme, la relance de l’Union du Maghreb Arabe, la réintégration économique régionale, et l’émergence d’un pôle maghrébin capable de peser face aux blocs euro-africains. Il réduirait aussi la perméabilité du Sahel aux influences concurrentes et donnerait à l’Afrique du Nord une cohérence stratégique que l’histoire lui refuse depuis un demi-siècle. Soixante jours pour faire la paix : l’expression est audacieuse, presque provocante. Mais elle a le mérite d’exister.

Elle réintroduit dans le vocabulaire maghrébin la possibilité d’une détente, l’idée que l’avenir n’est pas condamné à répéter les rancunes du passé. Le Maroc et l’Algérie ne sont pas des ennemis naturels, mais des rivaux piégés par leurs récits. La paix, dans ce contexte, ne sera pas une émotion ; ce sera une architecture.

Et si la diplomatie américaine parvient, ne serait-ce qu’à ébaucher les fondations de cette architecture, elle aura accompli bien plus qu’un coup médiatique : elle aura redonné au Maghreb la chance de redevenir un acteur, et non un théâtre, de l’histoire du monde, en seulement soixante jours…

PAR RACHID BOUFOUS/FACEBOOK.COM


Mercredi 22 Octobre 2025

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