Souveraineté numérique : Maroc et France, même combat face aux géants du cloud


Par Dr Az-Eddine Bennani

Souveraineté numérique : Maroc et France, même combat face aux géants du cloud
L’annonce de l’École Polytechnique de suspendre son projet de migration vers Microsoft 365 résonne bien au-delà du simple débat technique : elle marque le retour d’un mot trop longtemps évacué du discours numérique occidental – la souveraineté.

Depuis le début des années 2010, la plupart des universités et administrations européennes ont progressivement externalisé leurs systèmes informatiques au profit des clouds américains – Google, Microsoft, Amazon ou Oracle – séduites par la promesse de performance, d’agilité et de réduction des coûts. Ce mouvement, d’abord technologique, s’est transformé en dépendance structurelle. Les données de la recherche, les courriels administratifs et même les plateformes pédagogiques ont été transférées dans des infrastructures situées hors d’Europe, souvent sous le régime du Cloud Act américain.

La décision de Polytechnique d’interrompre ce basculement vers Microsoft 365 et de privilégier les solutions libres et souveraines constitue donc une première rupture, presque un acte politique.



Un signal fort pour la souveraineté au Maroc et en France – dans le monde académique et au-delà

Selon Les Numériques, Polytechnique avait planifié de migrer l’ensemble de ses messageries, documents et outils collaboratifs vers la suite Microsoft 365. Mais face à la contestation interne et aux interrogations sur la confidentialité et la localisation des données, le projet a été suspendu. Ce choix envoie un signal fort non seulement au monde académique français, mais aussi aux institutions marocaines : il rappelle qu’aucune souveraineté technologique n’est possible sans maîtrise des infrastructures et des données.

En France comme au Maroc, la question de la souveraineté numérique ne se limite plus à la cybersécurité ; elle devient un enjeu stratégique de gouvernance, de confiance et d’indépendance cognitive. Une nation qui confie ses données, ses plateformes et ses savoirs à des acteurs étrangers renonce à une part de sa capacité à décider et à innover librement.

C’est la question même que je pose, depuis plusieurs années, dans mes travaux sur la souveraineté numérique au Maroc : une université, une entreprise ou un État qui externalise son infrastructure informationnelle perd une part de sa souveraineté intellectuelle.

Les écoles de management : pionnières… et dépendantes

Le cas des écoles de management illustre parfaitement cette dérive. Dès 2012-2013, les principales business schools françaises ont adopté massivement les environnements collaboratifs américains – Google Workspace, Microsoft 365 ou Salesforce Education Cloud – dans le cadre de leur digitalisation rapide et de la course aux accréditations internationales (EQUIS, AACSB, AMBA). Cet alignement sur des standards globaux, censé renforcer leur attractivité, a souvent conduit à une perte de maîtrise de leurs infrastructures pédagogiques et de leurs données.

Les plateformes de cours, d’évaluation et de communication interne ont été hébergées hors du territoire français, sans garantie de souveraineté ni de réversibilité. À cette époque, avec d’autres experts de l’informatique, j’avais alerté l’école où j’enseignais sur les risques liés à cette dépendance totale aux solutions cloud américaines – en vain.

La logique d’accréditation et la fascination pour les grands noms du numérique l’ont emporté sur les considérations de souveraineté, de sécurité et d’indépendance cognitive. Ce modèle a ensuite servi de référence à de nombreuses universités africaines, dont certaines marocaines, qui ont adopté les mêmes solutions, sans toujours mesurer les implications stratégiques de ces choix.

Souveraineté numérique : de la théorie à la pratique

L’acte de Polytechnique traduit, en pratique, ce que j’appelle dans mes écrits une épistémologie de la souveraineté numérique. Elle repose sur trois principes fondateurs :

1. Le contrôle des infrastructures : les serveurs, clouds et systèmes doivent être hébergés sur un territoire souverain, sous une juridiction nationale claire.
2. La maîtrise des codes et formats : adopter des logiciels libres ou ouverts, c’est garantir la réversibilité, la transparence et la continuité du service.
3. L’autonomie cognitive : chaque nation ou institution doit comprendre ses outils, former ses équipes et ne pas déléguer à des tiers sa propre intelligence collective.

Dans mon livre L’intelligence artificielle au Maroc – Souveraineté, inclusion et transformation systémique, j’écrivais : « Celui qui contrôle les données contrôle le savoir ; celui qui contrôle le savoir contrôle la décision. » C’est précisément cette équation que la direction de Polytechnique semble avoir comprise.

Vers un humanisme numérique

L’enjeu n’est pas d’opposer le privé au libre, mais de réconcilier éthique, souveraineté et efficacité. Le logiciel libre n’est pas une fin, mais un levier de reconquête : il permet de replacer l’humain et la connaissance au centre, là où la dépendance aux plateformes globales tend à standardiser la pensée et la pédagogie.

Cette démarche rejoint aussi la vision que je défends pour le Maroc et l’Afrique : bâtir une intelligence artificielle souveraine, enracinée dans nos valeurs et nos ressources, capable d’intégrer les standards internationaux tout en protégeant notre patrimoine numérique et nos données éducatives.

Un mouvement qui gagne les universités – et au-delà

La décision de l’X n’est pas isolée. Plusieurs établissements européens – en Allemagne, en Suisse, en Scandinavie – explorent déjà des alternatives libres pour leurs suites collaboratives. En France, des universités et collectivités locales rejoignent des initiatives comme Nextcloud, OnlyOffice ou BlueMind, souvent soutenues par le collectif SILL (Socle interministériel des logiciels libres). Ces choix ne sont pas que techniques : ils traduisent une volonté de rééquilibrer la gouvernance du savoir et des services publics.

Car si les universités, cœur du capital cognitif d’une nation, abandonnent leurs données à des acteurs soumis au Cloud Act américain, les collectivités, entreprises et administrations ne sont pas épargnées par cette même dépendance. Ce mouvement en faveur du logiciel libre et de la souveraineté numérique s’étend donc bien au-delà du monde académique, touchant désormais les institutions publiques, les médias, les hôpitaux et même certaines entreprises industrielles conscientes des risques de captation de leurs données stratégiques.

Un miroir pour le Maroc et le Sud global

Le Maroc, engagé dans sa stratégie IA & Data 2030, doit tirer les leçons de cette inflexion européenne. Les mêmes débats se posent : où seront hébergées les données des universités, des administrations, des startups ? Qui contrôlera l’identité numérique des citoyens ?

À travers des initiatives comme MrabaData, MedinIA ou AI4Morocco, que je propose avec d’autres amis et experts engagés pour une IA souveraine et inclusive, j’appelle à une souveraineté numérique intégrale :

- Des centres de données nationaux sécurisés.
- Une priorité au logiciel libre dans les services publics,
- et une gouvernance de l’IA qui favorise la transparence, la confiance et l’appropriation locale.

Un combat partagé

Le mouvement actuel en France doit inspirer une dynamique équivalente au Maroc : refuser la dépendance aux géants du cloud n’est pas un repli, mais une affirmation d’autonomie. Comme je l’ai souvent écrit, « La souveraineté numérique n’est pas un luxe, c’est la condition même de l’autonomie intellectuelle. » Et si la France commence à s’en rendre compte, le Maroc et les pays du Sud ont tout intérêt à s’en inspirer : non pas pour imiter, mais pour inventer leur propre voie, fondée sur la confiance, la compétence et la créativité souveraine.

Par Dr Az-Eddine Bennani


Lundi 20 Octobre 2025

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