Travail invisible, dignité visible : le vrai choix du pacte social


Par Adnan Debbarh.

À travers l’exemple indien d’une allocation massive accordée aux femmes pour le travail domestique, Adnan Debbarh interroge un dilemme central des politiques sociales contemporaines : reconnaître l’invisible sans enfermer dans des rôles figés.

Entre soulagement immédiat et risque d’assignation durable, il invite à repenser le pacte social non comme une logique de compensation permanente, mais comme un projet de dignité fondé sur l’autonomie, la mobilité et la reconnaissance par la contribution.

L’Inde a récemment mis en place une politique sociale d’une ampleur rarement égalée : dans douze États, près de 118 millions de femmes reçoivent une allocation inconditionnelle, modeste mais régulière.

Le geste est massif, silencieux et largement absent des débats internationaux. Il ne s’agit ni d’un slogan, ni d’un programme pilote, mais d’un choix de politique publique à l’échelle d’un continent.



Ce que l’Inde révèle, pourtant, dépasse largement l’Inde.

Ce n’est pas la générosité de l’État qui est en jeu, mais la manière dont une société choisit de reconnaître ce qu’elle ne voit pas. Le travail domestique, le soin, l’éducation informelle, l’entretien du lien social : tout ce qui permet à l’économie productive d’exister sans jamais entrer dans ses comptes.
 

Le débat n’est donc pas de savoir s’il faut aider. Il est de comprendre comment reconnaître sans figer, comment protéger sans assigner, comment intégrer sans compenser à l’infini.
 

Le travail domestique est l’un des grands angles morts des économies modernes. Il est indispensable à la reproduction sociale, à la stabilité des familles, à la formation des générations futures. Sans lui, aucune économie ne fonctionne.

Et pourtant, il demeure absent des indicateurs, des statuts, des droits. Non parce qu’il serait naturel ou gratuit par essence, mais parce qu’il se situe hors du champ de reconnaissance économique.
 

Ce déni a un coût. Non pas seulement financier, mais symbolique. Ce qui détruit la dignité n’est pas l’effort, mais son invisibilisation. Ce n’est pas le travail qui humilie, c’est son absence de statut, de langage, de reconnaissance collective.

Le travail invisible n’est pas un non-travail. Mais sa reconnaissance ne peut se réduire à une ligne budgétaire.

C’est là que la question de la compensation financière devient centrale et ambivalente.
 

L’allocation indienne a des effets réels. Elle soulage des situations de pauvreté extrême. Elle offre à des femmes sans autonomie financière une ressource propre. Elle constitue un filet de sécurité dans des contextes où l’absence de revenus peut signifier la dépendance totale. Refuser de voir cela serait intellectuellement malhonnête.


Mais reconnaître ces effets ne suffit pas à clore le débat.

Le travail domestique est l’un des grands angles morts des économies modernes. Il est indispensable à la reproduction sociale, à la stabilité des familles, à la formation des générations futures. Sans lui, aucune économie ne fonctionne. Et pourtant, il demeure absent des indicateurs, des statuts, des droits
Car la question n’est pas seulement ce que l’allocation donne, mais ce qu’elle institue.

En monétisant le rôle domestique sans trajectoire associée, l’État valide une situation sans créer de sortie possible. Il reconnaît la contribution, mais il institutionnalise l’assignation.

Ce qui était un fait social devient un statut. Ce qui était une contrainte devient une catégorie politique. La reconnaissance, alors, cesse d’être un levier et devient un plafond.

Le paradoxe est là : ce qui est présenté comme un progrès peut devenir une limite. Peut-on parler d’émancipation quand la reconnaissance n’ouvre ni mobilité, ni choix, ni horizon ? Quand elle stabilise les rôles au lieu de les transformer ?
 

Cette ambiguïté n’est pas propre à l’Inde. Elle traverse toutes les politiques sociales contemporaines.

Les allocations massives sont politiquement attractives. Elles sont visibles, mesurables, immédiatement efficaces. Elles apaisent. La transformation, elle, dérange. Elle exige du temps, des réformes structurelles, des arbitrages difficiles. Elle produit des conflits avant de produire des résultats.
 

La compensation est donc souvent utilisée comme substitut de transformation. Une fois installée, elle crée son propre verrouillage politique.

Toute politique d’intégration devient explosive, car elle semble menacer un acquis. Le débat public se déplace : on ne parle plus de dignité, mais de survie. Non plus de capacité, mais de dépendance.

C’est ici que le choix marocain mérite d’être posé clairement.
 

Le défi du Maroc n’est pas l’absence de dispositifs de protection. Il est ailleurs. Avec un taux d’activité féminine autour de 20 %, le problème n’est pas que les femmes ne sont pas aidées, mais qu’elles sont tenues à distance de l’économie productive. Invisibles non seulement dans les comptes, mais dans les trajectoires.

La réponse ne peut donc être purement compensatoire. Elle doit être doctrinale. Reconnaître, oui, mais sans assigner. Protéger, oui, mais sans figer.
 

Cela suppose une exigence claire : toute reconnaissance doit être transitoire, jamais statutaire, pensée comme un pont vers l’autonomie et non comme une destination finale. Toute protection doit être adossée à une capacité.

Formation, alphabétisation, employabilité, mobilité : non comme options périphériques, mais comme cœur du pacte social.
 

Cela suppose aussi de traiter le travail de soin comme un enjeu collectif, et non comme une fonction féminine. Crèches, services de proximité, partage parental : socialiser le soin plutôt que de le féminiser. Rendre visible ce travail sans l’enfermer dans un rôle.

Car le travail n’est pas seulement un revenu. Il est une inscription dans le monde. Il est la manière dont l’effort individuel devient utile à la collectivité, reconnu par elle et porteur de sens. La dignité naît quand l’effort est vu, reconnu et ouvert sur un horizon.
 

L’Inde pose une question légitime. Elle apporte une réponse partielle. Une société moderne ne paie pas ses citoyens pour rester à leur place. Elle investit pour leur permettre d’en changer.
 

Le pacte national ne peut être un pacte de compensation permanente. Il doit être un pacte de reconnaissance par la contribution et de dignité par le travail  visible, ou rendu visible.

PAR ADNAN DEBBARH/QUID.MA



Mardi 23 Décembre 2025

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