​Aït Bouguemez ou le Maroc hors-zone !

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Rédigé par le Mardi 22 Juillet 2025

Alors que le Maroc se prépare à accueillir la Coupe du Monde 2030 et que l’Agence nationale de réglementation des télécommunications (ANRT) évoque déjà l’arrivée de la 5G, un cruel paradoxe traverse les vallées reculées du pays : des milliers de citoyens marocains n’ont même pas accès à la 2G. À Aït Bouguemez, ce n’est pas la précarité économique qui a poussé les habitants à marcher 60 kilomètres en plein été mais l’absence d’un signal réseau, d’un appel audible, d’un espoir de connexion. Bienvenue dans le Maroc à deux vitesses, le Maroc déconnecté.



La vallée oubliée du Royaume numérique qui rêve de la 5G ou de 6G : On peut rêver un peu

Ils ont marché en silence, mais c’est pour crier leur colère. Une marche de la dignité, comme on l’a appelée, qui a vu les habitants des douars d’Aït Bouguemez, dans la province d’Azilal, traverser montagnes et routes en plein été, pour atteindre le siège de la province. Non pas pour réclamer une hausse des salaires ou une baisse des prix, mais pour avoir droit au strict minimum : une couverture téléphonique, une école pour leurs enfants, une ambulance en cas d’urgence, et, comble du XXIᵉ siècle, un signal internet.

À l’heure où l’ANRT se félicite de l’avancement des expérimentations pour la 5G  et parle même d’anticiper la 6G pour accompagner les ambitions de la Coupe du Monde 2030 , le cœur du Maroc reste en zone morte. Il ne s’agit pas ici de petites poches d’ombres dans le désert ou de coins de montagne difficilement accessibles. Il s’agit de villages entiers, peuplés, actifs, mais absents de toute cartographie numérique.

La vallée d’Aït Bouguemez est surnommée la « vallée heureuse ». Ironie cruelle quand on sait que ses habitants doivent grimper sur les toits ou marcher plusieurs kilomètres pour capter un maigre filet de signal. Dans un pays où le smartphone est devenu la porte d’entrée vers l’école, la santé, la banque, l’emploi et l’administration, être sans réseau, c’est être sans droits.
Comment faire une demande de carte nationale sans pouvoir télécharger un formulaire ?
Comment alerter le Samu si l’on ne capte pas ?
Comment inscrire un enfant sur Massar sans internet ? Comment travailler dans le tourisme , premier employeur potentiel de la région , si les visiteurs ne peuvent même pas téléphoner ?

Le numérique, dans ces territoires, n’est pas un luxe. C’est un bouclier contre l’isolement et un levier contre l’exode.

La Coupe du Monde 2030 n’est pas une simple fête du football : c’est une vitrine planétaire. Le Maroc mise gros sur cet événement pour booster son image, attirer des investissements, moderniser ses infrastructures. Mais quelle image veut-on vraiment renvoyer ? Celle d’un royaume high-tech où les drones survolent les stades connectés à la 6G… pendant que les enfants d’Aït Bouguemez écrivent à la bougie et marchent quatre heures pour aller à l’école ? Il y a là une fracture plus grande que celle du digital : une rupture morale entre le discours national et la réalité du terrain.

Le Maroc veut parler d’innovation, de transformation numérique, de smart cities. Mais on ne construit pas une "Nation Startup" sur des villages sans antennes relais. On ne fonde pas un avenir technologique sur un mépris des zones rurales.

La montagne n’a pas besoin de compassion, mais de justice

La Coalition civile pour la montagne a parfaitement résumé le fond du problème : la montagne n’a pas besoin de promesses ni de discours compassionnels. Elle a besoin de décisions structurelles. Elle réclame non pas de l’aide ponctuelle, mais un véritable cadre législatif pour garantir une justice territoriale.

Ce que vivent les habitants d’Aït Bouguemez n’est pas un cas isolé. C’est l’histoire de dizaines de régions : de Immouzer Maromoucha, Tounfite à Imilchil, de Taznakht à Anfgou. Le Maroc rural est une tache aveugle sur les cartes des opérateurs. Et cela a des conséquences dramatiques. Quand une femme enceinte doit parcourir 20 kilomètres en mule pour atteindre un centre de santé sans même pouvoir prévenir à l’avance. Quand un touriste perdu ne peut appeler à l’aide. Quand un élève ne peut suivre un cours en ligne car la 4G s’arrête à 15 kilomètres de chez lui.

Les chiffres officiels sont pourtant flatteurs. L’ANRT affirme un taux de couverture de plus de 95 % de la population en 3G/4G. Mais il faut lire entre les lignes : ce taux concerne la population, pas le territoire. Ce qui signifie que des zones entières, peu habitées mais essentielles à la cohésion territoriale, restent hors réseau.

Autrement dit : l’inclusion numérique se fait au rabais. On connecte là où ça rapporte, on délaisse là où ça coûte.

La logique est purement économique. Les opérateurs déploient là où le retour sur investissement est garanti. Le rôle de l’État, à travers l’ANRT, est justement de corriger cette logique marchande par des obligations de service universel. Mais ce service universel semble avoir perdu son âme.

Coupe du Monde ou coupe des mondes ?

En 2023, un rapport parlementaire alertait déjà sur la lenteur du déploiement du haut débit dans les zones rurales. Des millions de dirhams sont alloués chaque année au Fonds du service universel des télécommunications. Pourtant, les antennes ne poussent pas, ou alors au compte-gouttes. Où va l’argent ? Quels sont les critères de priorisation ? Pourquoi les appels d’offres mettent-ils des années à aboutir ?

Le gouvernement parle de souveraineté numérique, de data centers nationaux, de cybersécurité. Mais cette souveraineté commence par un geste basique : donner accès au réseau aux citoyens qui vivent au cœur du pays, dans ses montagnes, ses vallées, ses plateaux. Tant que cela ne sera pas fait, la souveraineté numérique restera un slogan vide.

Il ne s’agit pas d’un simple dossier de télécommunication. Il s’agit d’un test politique. Les habitants d’Aït Bouguemez n’ont pas bloqué de routes. Ils n’ont pas incendié des bâtiments. Ils ont marché. Pacifiquement. Longuement. Pour porter une revendication légitime, calme, digne. Et ils ont obtenu… des promesses.

Mais des promesses, les zones rurales en ont trop entendu. Ce qu’il faut maintenant, ce sont des délais, des calendriers publics, des budgets fléchés. Et surtout : des antennes, des câbles, des actes.

À force de célébrer les futurs possibles, on oublie les présents insoutenables. La fracture numérique n’est pas qu’un problème technique. Elle est le symptôme d’un déséquilibre structurel dans les priorités nationales. On investit des milliards pour construire des stades à Agadir, Casablanca ou Rabat. Il faut l'applaudir sans modération. Mais que reste-t-il pour connecter le Haut-Atlas ? Quel budget pour électrifier les zones d’ombres numériques ? Quelle urgence pour les villages sans signal ?

Si la Coupe du Monde 2030 devait incarner une vision, qu’elle incarne celle d’un pays qui ne laisse personne derrière. Qu’elle serve à connecter le Maroc aux siens, avant de le connecter au reste du monde.

Aït Bouguemez n’a pas besoin de drones, de tablettes ou de fibre optique. Elle a besoin d’un réseau qui fonctionne, d’une administration accessible, d’un pays qui l’écoute. Si la 6G est un rêve, elle ne doit pas devenir un alibi pour oublier la 2G. La modernité ne vaut rien si elle se construit sur des silences.
 
Le Maroc a le choix : être un pays qui brille pour les caméras internationales ou un pays qui éclaire ses propres recoins et il faudrait faire les deux. Aït Bouguemez attend. Et elle n’est pas la seule.

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Un ingénieur passionné par la technique, mordu de mécanique et avide d'une liberté que seuls… En savoir plus sur cet auteur
Mardi 22 Juillet 2025
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